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FIPECO le 21.04.2020                             

Les notes d’analyse                                     II) Déficit et dette publics, politique budgétaire

2) Quelles sont les solutions du problème posé par l'augmentation des dettes publiques ?

François ECALLE

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La crise économique entraînera une très forte augmentation du déficit et de l’endettement publics dans tous les pays. Ce billet présente les avantages, les risques et la faisabilité des solutions envisageables pour résoudre ce problème, plus particulièrement en France dans le cadre de la zone euro. La meilleure serait évidemment que la croissance soit suffisamment forte au cours des prochaines années pour permettre à elle seule de réduire la dette publique. Il ne faut cependant pas trop compter sur ce scénario peu probable et il n’est cité ici que pour mémoire.

A) Ne pas rembourser la dette publique

Si un Etat ne rembourse pas ses dettes ou n’en paye pas les intérêts à ses créanciers (autres que la banque centrale, traitée plus loin), il risque de ne trouver plus personne pour lui accorder de nouveaux prêts. Si son solde primaire (hors charge d’intérêt) est déficitaire, ce qui est généralement le cas des Etats qui font défaut sur leur dette, il ne peut alors plus payer son personnel, ses fournisseurs, les prestations sociales… sauf à augmenter très vite les prélèvements obligatoires.

Il doit alors souvent faire appel à des institutions internationales qui jouent le rôle de prêteur en dernier ressort, comme le FMI ou le mécanisme européen de stabilité (MES) dans la zone euro (l’intervention de la banque centrale est traitée plus loin). Leur aide financière n’est cependant pas illimitée et elle n’est pas sans contrepartie, la principale étant la mise en œuvre de mesures de rééquilibrage des comptes publics souvent douloureuses pour la population et traduisant une perte de souveraineté. Celle-ci réside en effet pour une large part dans le pouvoir de lever l’impôt et d’en affecter le produit aux dépenses votées par le Parlement.

Les créanciers de l’Etat considéré peuvent néanmoins restructurer leurs créances (en différant le remboursement du principal et/ou en réduisant le taux d’intérêt) et continuer à le financer s’il arrive à les convaincre que cela leur coûtera moins cher que de perdre la totalité de leurs créances. Un créancier qui a des objectifs de court terme peut préférer éviter une perte immédiate importante et se contenter d’une faible probabilité de récupérer son capital à long terme si ses créances sur cet Etat représentent une part importante de ses actifs. Or les entreprises privées ont souvent des objectifs de court terme et les états ont souvent pour horizon les prochaines élections. L’ampleur de la restructuration dépend aussi de la crédibilité des mesures de redressement annoncées et des mécanismes de coordination entre les créanciers, chacun d’eux ayant intérêt à laisser les autres restructurer leurs créances et à ne faire aucune concession.

Il est donc très difficile de prévoir le résultat de ces négociations et l’importance des mesures de redressement imposées à l’Etat défaillant, d’une part, et des pertes des créanciers, d’autre part. En outre, ces pertes sont souvent largement répercutées par les créanciers (banques, compagnies d’assurances, fonds de pension ou autres états) sur leurs clients ou contribuables. Comme les établissements financiers d’un pays ont souvent beaucoup de créances sur leur propre Etat, les ménages de ce pays peuvent beaucoup y perdre. Si les créanciers de l’Etat sont étrangers, ce sont les ménages des autres pays qui perdent.

L’Etat défaillant ne peut se financer de nouveau normalement que lorsque sa politique économique rassure les acteurs des marchés financiers ou lorsque ceux-ci oublient son défaut de paiement, ce qui peut prendre beaucoup de temps.

B) Laisser la dette publique augmenter

Un Etat en déficit rembourse ses dettes en réempruntant simultanément les montants nécessaires à ces remboursements. Il doit en outre emprunter pour financer son déficit de l’année en cours.

La dette publique ne peut pas augmenter indéfiniment car, à partir d’un certain niveau d’endettement, les créanciers de l’Etat commencent à douter de sa capacité à emprunter suffisamment pour pouvoir toujours rembourser ses dettes anciennes et financer son déficit. Dans ses conditions, ils estiment prendre un risque en continuant à souscrire à ses emprunts et ajoutent une « prime de risque » au taux d’intérêt qu’ils exigent pour continuer à y souscrire. Cette hausse des taux d’intérêt ne peut cependant qu’aggraver le déficit et la dette et renforcer les craintes des créanciers.

La prime de risque est donc de plus en plus forte ; la dette s’emballe et devient incontrôlable ; certains créanciers finissent par refuser de prêter à l’Etat, même à des taux très élevés. La crise financière se termine par un défaut de paiement, l’Etat ne trouvant plus les financements nécessaires pour rembourser ses dettes, ce qui renvoie aux observations précédentes.

Le seuil d’endettement au-delà duquel se déclenche une crise des finances publiques est impossible à déterminer précisément parce qu’il dépend de nombreux paramètres mal connus et souvent spécifiques à chaque pays et à chaque période.

Le Japon n’a jamais éprouvé de difficultés pour financer son déficit et rembourser une dette publique atteignant 225 % du PIB fin 2018, alors que l’Espagne a connu une grave crise de ses finances publiques avec un endettement public de 67 % du PIB fin 2010[1]. L’explication en est, pour partie, que l’Espagne était fortement endettée vis-à-vis du reste du monde en 2010 alors que le Japon détient des actifs nets considérables sur les autres pays. La position globale de l’ensemble des agents économiques du pays vis-à-vis de l’extérieur importe autant que celle de l’Etat ou des administrations publiques.  

La pertinence et la crédibilité de la politique économique suivie sont également des facteurs essentiels. Si les créanciers de l’Etat considèrent que sa politique économique est crédible et pertinente, ils peuvent continuer à lui prêter en confiance même si son endettement est très important.

La capacité à augmenter les impôts ou à réduire les dépenses publiques, si nécessaire, constitue aussi un paramètre déterminant. Le degré probable de solidarité des pays voisins, notamment au sein d’une union économique et monétaire, doit aussi être pris en compte.

La situation relative de l’endettement public par rapport à celle des pays comparables est enfin un élément important. A cet égard, l’augmentation des dettes publiques dans les prochaines années est moins préoccupante dans la mesure où elle concernera tous les pays.

Cependant, tous les pays n’avaient pas le même niveau d’endettement à la fin de 2019 et son augmentation ne sera pas partout la même. Ceux qui auront une dette publique plus élevée que les autres et croissante seront exposés à la défiance de leurs créanciers et devront montrer qu’ils sont capables de la stabiliser puis de la réduire, en pourcentage du PIB. Le PIB est en effet une mesure approximative de l’assiette des prélèvements obligatoires et donc des ressources potentielles d’un Etat.

Cette capacité d’un Etat à stabiliser sa dette en pourcentage du PIB, quel que soit le niveau auquel elle est stabilisée, est considéré depuis longtemps par les économistes comme la condition nécessaire de sa « soutenabilité », c’est-à-dire de la capacité de l’Etat à en payer le principal et les intérêts sans risque de défaut. Ce n’est cependant pas une condition suffisante : une dette qui pourrait être stabilisée à 500 % du PIB n’est certainement pas soutenable.

C) Augmenter le solde primaire

Pour réduire, ou au moins stabiliser, la dette publique (D) en pourcentage du PIB (Y), il faut que le solde primaire (hors intérêt), en points de PIB, soit supérieur, ou au moins égal, à un « solde primaire stabilisant ». Celui-ci (SPS) est égal au produit de la dette par l’écart entre son taux d’intérêt apparent i (rapport de la charge d’intérêt au stock de dette en fin d’année précédente) et le taux de croissance en valeur du PIB g (voir fiche sur le solde stabilisant), d’où la formule :

SPS / Y = (i – g) x D / Y

Il était souvent considéré jusqu’à ces dernières années que le taux d’intérêt apparent de la dette est généralement supérieur au taux de croissance du PIB. Dans ces conditions, pour stabiliser la dette, il faut dégager un excédent primaire d’autant plus important que la dette est élevée. Sinon, la dette augmente indéfiniment sous un « effet de boule de neige » : elle s’autoalimente du fait de l’accumulation des charges d’intérêt. En conséquence, lorsque l’endettement est entré dans un processus d’emballement auto-entretenu, plus les mesures nécessaires pour l’arrêter sont prises tardivement, plus elles doivent être de grande ampleur.

Si le taux apparent de la dette est inférieur au taux de croissance du PIB, le solde primaire stabilisant est un déficit et celui-ci est d’autant plus important que la dette publique est élevée. Cela signifie aussi qu’un déficit primaire très élevé permet toujours de stabiliser la dette, mais à un niveau lui-même très élevé qui peut inquiéter les créanciers de l’Etat.

Le taux apparent de la dette publique dépend non seulement du taux des emprunts émis aujourd’hui, proche de zéro, mais aussi du taux des emprunts émis dans le passé et non encore remboursés, ce qui lui confère une grande inertie. En France, il diminue lentement depuis la création de la zone euro et il était encore de 1,5 % en 2019. Il va continuer à baisser pendant plusieurs années parce que le taux des nouveaux emprunts restera probablement proche de zéro si la prime de risque n’augmente pas trop. En effet, la BCE maintiendra les taux d’intérêt qu’elle contrôle à un très faible niveau et l’épargne augmentera sans doute dans le monde, par précaution, alors que l’investissement baissera, ce qui limitera la hausse des taux longs.

En 2020, la dette va fortement augmenter car son taux d’intérêt apparent est très largement supérieur au taux de croissance (très négatif) du PIB nominal, ce qui remet en cause la perspective mise en avant par certains économistes avant la crise d’un taux d’intérêt apparent de la dette durablement inférieur au taux de croissance du PIB.

Prenons néanmoins le scénario du Gouvernement pour 2020 (celui de la deuxième loi de finances rectificative) et un scénario très optimiste pour les années 2021-2022 : une croissance de 4,0 % en volume, une inflation de 1,0 %, l’arrêt dès 2021 des mesures budgétaires de soutien de l’activité inscrites dans les lois de finances rectificatives de 2020, l’absence de toute hausse du déficit structurel ; un taux d’intérêt apparent de la dette diminuant jusqu’à 1,0 % en 2022. La dette serait alors encore d’environ 115 % du PIB fin 2022 ; le déficit serait de 4,2 % du PIB et le déficit primaire de 3,0 % du PIB en 2022.

Supposons, pour les années suivantes, que le taux apparent reste à 1,0 % et que la croissance du PIB en valeur soit de 2,0 % (1,0 % pour la croissance en volume et 1,0 % pour l’inflation par exemple), le déficit primaire qui permet de stabiliser la dette à 115 % du PIB et au-dessous duquel il faut se situer pour la diminuer est de 1,15 % du PIB (et le déficit public associé de 2,3 % du PIB).

Avec les mêmes hypothèses sur le taux apparent et le taux de croissance du PIB mais un déficit primaire de 4,0 % du PIB, la dette ne pourrait être stabilisée qu’à hauteur de 400 % du PIB (la charge d’intérêt serait de 4,0 % du PIB et le déficit public de 8,0 % du PIB).

Pour stabiliser la dette à un niveau raisonnable, il faudra donc réduire nettement le déficit primaire et la reprise de la croissance ne suffira sans doute pas. Il est en effet très probable que la crise dégrade fortement à la fois le niveau et la croissance du PIB potentiel, ce qui accroîtra le déficit structurel (un peu plus de 2,0 % du PIB en 2019, soit 0,5 % pour le déficit primaire structurel). Il faudra donc soit augmenter les prélèvements obligatoires, soit réduire les dépenses publiques.

La France a déjà un niveau trop élevé de prélèvements obligatoires et la perspective de nouvelles hausses risque de freiner l’investissement des entreprises, qui pourrait être très faible à l’issue de la crise, et d’inciter les ménages à accroître leur épargne de précaution, qui sera sans doute très élevée du fait des inquiétudes sur la situation de l’emploi. Une augmentation des impôts dans les autres pays nous laisserait une marge de hausse mais il faudrait qu’elle soit très forte pour nous laisser une marge significative et tous les pays risqueraient alors d’être pénalisés par un ralentissement accentué de l’investissement et de la consommation.

Alors même que les entreprises auront un très grand besoin de fonds propres, un impôt exceptionnel sur le patrimoine financier risquerait de dissuader les ménages d’investir en actions, les impôts exceptionnels devenant souvent récurrents surtout en France (le patrimoine immobilier est déjà fortement imposé). Le rendement d’un tel impôt (0,2 point de PIB pour l’ISF) serait en outre marginal au regard du déficit public.

Un emprunt obligatoire doit être remboursé et n’est intéressant pour l’Etat que si son taux est inférieur aux taux de marché mais ceux-ci sont déjà quasiment nuls. Il faudrait donc un emprunt obligatoire avec un taux d’intérêt très négatif, ce qui serait équivalent à un prélèvement obligatoire.

Il ne serait pas opportun d’augmenter les prélèvements obligatoires en France dans les prochaines années, ni même d’engager une grande réforme à recettes globales constantes qui ferait de nombreux perdants. Il ne serait pas non plus opportun de les baisser durablement et d’aggraver ainsi le déficit structurel.

Il est revanche toujours souhaitable de supprimer les dépenses publiques dont l’utilité est insuffisante au regard des prélèvements obligatoires nécessaires pour les financer. L’obstacle en France est plutôt de nature politique et sociale. Chaque euro de dépenses publiques est versé à un ménage ou à une entreprise pour qui sa suppression est inacceptable. Un programme significatif d’économies ne pourra en outre être mis en œuvre que lorsque la reprise de la croissance sera suffisamment robuste. En attendant, il faudra résister aux multiples demandes de dépenses nouvelles, ce qui sera déjà très difficile.

D) Faire financer l’Etat par la banque centrale

1) Faire financer l’Etat par des prêts indéfiniment renouvelés de la banque centrale

Les banques centrales détiennent beaucoup d’obligations émises par l’Etat de leur pays. La Banque de France détenait ainsi environ 18 % de la dette publique à fin 2018. Le traité de Maastricht interdisant aux banques centrales de la zone euro de prêter directement aux organismes publics non bancaires, elles achètent les obligations d’Etat à des intermédiaires. De fait, ces achats sont largement équivalents à un financement direct des états.

Les banques centrales pourraient prêter beaucoup plus aux états et leur reprêter ensuite systématiquement les montants nécessaires au remboursement de leurs prêts initiaux. Elles pourraient également acheter aux états des obligations perpétuelles, dont le capital n’est jamais remboursé, ou tout au moins des obligations à très long terme (100 ans par exemple). Elles pourraient ainsi leur assurer un financement perpétuel et illimité excluant tout risque de banqueroute.

Le financement de l’Etat par la banque centrale risque toutefois d’avoir des effets inflationnistes, probablement plus importants que le financement des banques commerciales. En effet, les banques commerciales gardent une grande partie de leurs actifs sous forme de liquidités, en partie pour satisfaire des obligations réglementaires, alors que l’Etat s’endette pour payer des fonctionnaires, des prestations sociales, des biens et services… et injecte ainsi directement ses liquidités dans l’économie.

Comme on le verra plus loin, ces effets inflationnistes peuvent faciliter la maîtrise des finances publiques pendant quelques années, mais l’inflation risque d’être toujours plus élevée alors qu’elle a un coût économique. A un moment ou un autre doit être mise en place une politique de désinflation qui passe notamment par une réduction des financements accordés par la Banque centrale à l’Etat et le remboursement effectif de ses dettes.

2) Faire financer l’Etat par des subventions de la banque centrale

Le capital d’une banque centrale appartient à l’Etat (et celui de la BCE appartient aux banques centrales de la zone euro). Les bénéfices qu’elle réalise lui sont reversés sous forme de dividendes ou d’impôt sur les sociétés, après mise en réserve d’une petite partie d’entre eux (5 % du résultat net pour la Banque de France hors abondement de son fonds de retraite).

Quand une banque centrale achète des obligations de l’Etat et en reçoit des intérêts, l’Etat en récupère presque tout le montant sous forme de dividendes ou d’impôt sur les sociétés. Le taux d’intérêt des emprunts de l’Etat à la banque centrale n’a donc aucune importance. Le financement de l’Etat à taux nul par la banque centrale, ce qui est une forme de subvention (quand les taux sont normalement positifs), n’a pas d’utilité.

Les banques centrales pourraient ne pas se contenter de prêter en grande quantité et à taux bonifié ou nul aux états. Elles pourraient annuler leurs créances sur celui-ci. La dette publique diminuerait alors qu’elle augmente si la banque centrale prête à l’Etat, même à taux préférentiel. Une annulation de créance se traduit toutefois, comme une subvention, par une dégradation du résultat comptable de la banque centrale avec les mêmes effets qu’un taux d’intérêt préférentiel : réduction à due concurrence des dividendes et de l’impôt sur les sociétés reçus par l’Etat.

Une annulation massive de créances pourrait avoir un impact bien plus important qu’une simple bonification de taux sur le résultat de la banque centrale et conduire celle-ci à des pertes entraînant finalement une disparition de ses fonds propres. L’Etat serait alors tenu par ses statuts de la recapitaliser et, de nouveau, l’opération serait inutile.

Pour que la banque centrale annule massivement ses créances sur l’Etat sans que celui-ci la recapitalise, il faudrait qu’elle puisse avoir des fonds propres négatifs et qu’une partie de la monnaie (le passif de la banque centrale) n’ait alors plus de contrepartie (son actif). A l’origine du système bancaire, la contrepartie de la monnaie était le stock d’or de la banque centrale. Celui-ci a ensuite été remplacé par des devises convertibles en or, par un portefeuille de créances sur les banques et récemment par des actifs très variés.

L’étape suivante serait l’absence de toute contrepartie, ce qui n’est pas inimaginable puisque le véritable actif d’une banque centrale est le caractère libératoire de la monnaie qu’elle émet et la confiance de ceux qui l’acceptent. Cette confiance pourrait toutefois s’éroder si la banque centrale allait dans cette direction, ce qui entraînerait une dépréciation de la monnaie par rapport aux devises étrangères et des effets inflationnistes (effets dilués au sein de la zone euro si une telle politique était menée par une seule des banques centrales de la zone). Cela pourrait ouvrir la voie à des monnaies privées comme celle proposée par Facebook.

La problématique de la « monnaie hélicoptère » est très proche, une fois admis que les banques centrales n’ont ni la capacité technique (des fichiers de tous les résidents d’un pays) ni, surtout, la légitimité démocratique pour distribuer elle-même de l’argent aux ménages ou aux entreprises (quelle serait par exemple leur légitimité pour en différencier ou non le montant selon la taille des ménages ou selon leurs revenus ?). Elles peuvent seulement accorder une subvention à l’Etat, sous forme d’annulation de créance par exemple, qui ensuite se charge d’en redistribuer le montant selon la volonté du Parlement, ce qui renvoie aux observations précédentes sur le caractère inutile ou risqué de cette politique.

E) Laisser l’inflation réduire la dette

L’inflation ne se décrète pas et il n’est pas facile de la faire repartir comme l’ont observé plusieurs banques centrales ces dernières années. La crise qui commence résulte de chocs simultanés sur l’offre et la demande dont l’impact sur les prix est incertain. On suppose néanmoins ici que, après éventuellement une première phase de baisse de l’inflation, les liquidités injectés par les banques centrales et les Etats feront remonter l’inflation durablement et nettement au-dessus de la cible actuelle des banques centrales.

Plus l’inflation est forte plus le PIB en valeur augmente, ce qui tend à faire baisser le ratio dette / PIB. Encore faut-il que la dette n’augmente pas plus vite que le PIB sous l’effet du déficit primaire et de la charge d’intérêt. La formule de calcul du solde primaire stabilisant reste la même.

A moyen terme, les dépenses primaires et les recettes publiques sont presque toutes indexées, de fait ou de droit, sur l’inflation. Le solde primaire en pourcentage du PIB ne varie donc pas alors que le solde primaire permettant de stabiliser la dette diminue. En effet, si le taux d’intérêt apparent de la dette ne change pas, l’écart entre celui-ci et le taux de croissance du PIB diminue. Il est donc plus facile de réduire le ratio dette / PIB.

Si la dette est de 130 % du PIB avec un taux d’intérêt apparent de 1,0 %, une croissance du PIB en volume de 1,0 % et une inflation de 3,0 %, le déficit primaire permettant de la stabiliser est de 3,9 % du PIB (et le déficit public associé de 5,2 %).

Le déficit primaire stabilisant la dette en % du PIB

Dette

100 % PIB

115 % PIB

130 % PIB

150 % PIB

Inflation 1,0 %

1,0 %

1,15 %

1,3 %

1,5 %

Inflation 2,0 %

2,0 %

2,3 %

2,6 %

3,0 %

Inflation 3,0 %

3,0 %

3,45 %

3,9 %

4,5 %

Source : FIPECO ; taux apparent de la dette de 1,0 % et taux de croissance du PIB en volume de 1,0 %.

Cependant, d’une part, une partie de la dette publique française (13 %) est indexée sur l’inflation. D’autre part, si l’inflation remonte durablement, les taux d’intérêt à long terme augmenteront également, surtout si la banque centrale relève les taux à court et moyen terme qu’elle contrôle pour ramener l’inflation vers sa cible.

Il est probable que (i-g), dans la formule du solde primaire stabilisant, revienne à son niveau initial au bout de quelques années, ou le dépasse, mais le ratio dette / PIB aura pu diminuer entre-temps. L’inflation facilite donc la réduction du rapport de la dette publique au PIB, mais temporairement car, une fois (i-g) revenu à son niveau initial, il faut un déficit primaire plus faible qu’initialement pour que la dette n’augmente pas de nouveau.

Cette facilité peut inciter le gouvernement à relever encore plus le taux d’inflation et, dans l’histoire de certains pays, de telles politiques ont conduit à l’hyperinflation. Dans les pays développés, aujourd’hui, les banques centrales ont certes pour mandat de maintenir l’inflation au-dessous de limites précises et il est assez sûr qu’elles voudront le respecter. Malgré leur indépendance, il est toutefois envisageable que la politique monétaire soit « dominée » par les objectifs et contraintes de la politique budgétaire, notamment la nécessité de réduire la dette publique. Sans aller jusqu’à l’hyperinflation, l’inflation pourrait dépasser de beaucoup et pendant longtemps la cible actuelle de la banque centrale.

Or l’inflation a des coûts économiques et sociaux importants. Plus elle est forte, plus elle est volatile dans le temps, ce qui accroit l’incertitude pour les ménages et entreprises, et plus elle varie d’un pays à l’autre, ce qui aggrave les écarts de compétitivité. Les inégalités entre ménages sont accrues car ils sont inégalement protégés par des revenus et des patrimoines plus ou moins indexés sur l’inflation. Celle-ci s’accompagne généralement d’une dépréciation de la monnaie nationale, qui elle-même la renforce et réduit le pouvoir d’achat des ménages.

Lorsqu’elle devient trop forte, il faut mener des politiques de désinflation qui sont longues et difficiles, notamment parce qu’elles compliquent la gestion des finances publiques. La France en a fait la dure expérience dans les années 1980.

Une réduction de la dette publique par l’inflation présente enfin des difficultés particulières dans la zone euro. En effet, les pays fortement endettés voudront amener la BCE à relever sa cible d’inflation et choisiront en conséquence les gouverneurs de leur banque centrale nationale, qui eux-mêmes siègent au conseil des gouverneurs de la BCE, tandis que les autres pays s’y opposeront, notamment l’Allemagne qui garde un très mauvais souvenir de l’hyperinflation des années 1920. Par ailleurs, il est probable qu’une inflation plus forte en moyenne dans la zone euro s’accompagne d’une divergence accrue des taux d’inflation nationaux des pays membres et donc d’écarts de compétitivité plus importants. Les déséquilibres des balances des paiements en seraient renforcés.

F) Européaniser les dettes publiques nationales

Il existe depuis longtemps de multiples propositions visant à donner une capacité d’emprunt, ou à la renforcer quand elle existe, à l’Union européenne ou à d’autres institutions européennes comme le MES.

La forme la plus simple, et la seule existant actuellement, consiste à autoriser cette institution à s’endetter avec des garanties, éventuellement un capital minimal, apportées par les Etats membres, en fonction de leurs capacités contributives, pour prêter à des organismes qui financent eux-mêmes des dépenses particulières (c’est notamment le rôle de la BEI) ou pour prêter à des états qui rencontrent des difficultés financières (c’est le rôle du MES).

Cette institution peut ainsi emprunter avec une prime de risque correspondant à peu près à la moyenne des primes de risque des états membres et en faire profiter un état donc la prime de risque spécifique est plus importante. Cette mutualisation des risques ne coûte rien aux états en bonne santé financière tant que l’état en difficulté rembourse ses dettes avec les intérêts. Sinon, ils doivent rembourser eux-mêmes les créanciers de l’institution européenne. Le seul fait qu’ils assument de se substituer à un état défaillant peut d’ailleurs suffire pour que les acteurs des marchés financiers fassent confiance à cet état pour rembourser ses dettes.

La forme la plus aboutie d’européanisation des dettes publiques, qui donnerait une nature fédérale à l’Europe, consisterait à supprimer la règle d’équilibre du budget européen et à permettre à l’Union européenne d’emprunter pour subventionner des entreprises, des ménages ou des organismes publics (comme des fonds d’assurance chômage pour prendre un exemple souvent donné). Dans ce cas, et contrairement au cas précédent, la dette publique des états bénéficiaires serait allégée d’autant. Le remboursement de cette dette européenne reposerait sur les « ressources propres » de l’Union européenne, qui devraient donc pouvoir être majorées alors même que cela réduirait les ressources dont les états disposent pour eux-mêmes. Cette dette pourrait aussi être systématiquement renouvelée et reposer seulement sur les garanties des états membres. Cette dette européenne pourrait être émise avec une prime de risque correspondant à peu près à la moyenne de celles des états membres.

L’Europe a une plus grande capacité d’emprunt que l’ensemble des états qui la composent, surtout parce qu’il est plus facile pour la BCE de prêter à une institution européenne que de prêter à des états particuliers. Cette capacité d’emprunt n’est cependant pas infinie, car les prêts de la BCE à des institutions européennes peuvent avoir les mêmes effets inflationnistes que ses prêts à des états.

Toute forme d’européanisation des dettes publiques suppose un accord entre les états européens sur le montant des emprunts autorisés, donc des ressources et garanties potentiellement mobilisables pour les rembourser, et sur la répartition des financements accordés par politique publique (santé, chômage, environnement…) et par pays. Dans le cas d’une dette européenne finançant directement des politiques publiques, les dissensions actuelles sur la taille et les priorités du budget européen, la répartition des contributions nationales et les « retours » par pays seraient fortement amplifiées. Cette évolution vers une Europe fédérale serait en outre fortement contestée sur le plan politique bien qu’elle ait de nombreux avantages.

L’accord n’est pas plus facile à trouver lorsqu’il s’agit d’emprunter en commun pour prêter à un état en difficulté. En effet, la possibilité d’emprunter à un taux relativement faible en profitant de la crédibilité financière d’autres pays peut inciter un pays à augmenter son déficit public, ou à ne pas faire assez d’effort pour le réduire, ce que les économistes appellent un aléa moral. Ce faisant, le pays bénéficiaire accroît le risque pris par les autres pays en garantissant les prêts qui lui sont accordés.

Pour limiter ce risque, le financement des états de la zone euro par la BCE est en principe interdit par les traités. En pratique, la BCE finance les états en achetant leurs obligations à des intermédiaires financiers. Il existe même un programme d’achat en quantités illimitées des titres publics d’un pays en situation financière difficile, mais sous condition d’un accord entre ce pays et le mécanisme européen de stabilité (MES) sur un programme de redressement des finances publiques. Il n’a jamais été activé et sert surtout à convaincre les acteurs des marchés financiers qu’un défaut de paiement de ce pays est improbable.

Il n’y a certes pas d’aléa moral s’agissant des dettes contractées pour limiter et réparer les dégâts du coronavirus, et les pays « frugaux » ont d’ailleurs accepté que le MES refinance ces dettes, mais il y en a un s’agissant des dettes qui résulteront des politiques budgétaires mises en œuvre à l’issue de la crise sanitaire, ce qui explique le souci des mêmes pays frugaux de limiter strictement le champ de cette aide financière. En simplifiant, les pays frugaux veulent bien prêter aux pays du sud de l’Europe pour financer des infrastructures hospitalières mais pas pour abaisser l’âge de départ en retraite, ce qu’ils pourraient être tentés de faire pour essayer de réduire le chômage.

A) Conclusion

Un Etat qui ne rembourse pas ses dettes risque de ne plus pouvoir payer ses dépenses hors intérêts (prestations sociales, salaires des fonctionnaires…) car il ne peut plus emprunter. Il peut essayer de convaincre ses créanciers de continuer à le financer pour ne pas perdre toutes leurs créances, mais le résultat est incertain. En général, l’Etat défaillant doit appliquer des mesures de redressement difficiles qui lui sont imposées et ses créanciers perdent une partie de leurs créances en répercutant une partie de cette perte sur leurs clients. Il est donc souhaitable de ne pas en arriver là.

La dette de l’Etat ne peut pas augmenter indéfiniment car ses créanciers finissent par craindre de ne pas être remboursés et par exiger un taux d’intérêt de plus en plus élevé, ce qui peut le conduire au défaut de paiement. Il est toutefois impossible de déterminer un seuil d’endettement au-delà duquel ses créanciers prennent peur, car cela dépend de nombreux facteurs parfois aussi difficiles à mesurer que la crédibilité de la politique économique. Le fait que les dettes augmenteront dans tous les pays pourrait atténuer le risque d’une crise financière dans l’un d’eux mais les états devront néanmoins montrer qu’ils peuvent stabiliser leur dette en pourcentage du PIB, puis la réduire s’agissant des pays où elle est plus particulièrement élevée.

La faiblesse des taux d’intérêt contribuera pendant encore assez longtemps à majorer le déficit primaire qui permet de stabiliser la dette. Il faudra néanmoins réduire fortement le déficit primaire qui sera atteint en 2020 en France pour la stabiliser à un niveau raisonnable. L’arrêt des mesures temporaires de soutien ou de relance de l’activité et la croissance du PIB au cours des années suivantes ne permettront sans doute pas de le diminuer suffisamment. Mais une hausse des prélèvements obligatoires dans les prochaines années risquerait d’aggraver la situation économique et, si la suppression des dépenses publiques insuffisamment utiles reste nécessaire, elle sera difficile en France pour des raisons politiques et sociales.

Une banque centrale pourrait assurer à l’Etat un financement perpétuel et illimité excluant tout risque de banqueroute, mais en prenant le risque d’une inflation trop forte. Tout transfert sans contrepartie de la banque centrale à l’Etat sous forme de taux d’intérêt préférentiel, d’annulation de créances ou de subvention à celui-ci pour qu’il distribue de la « monnaie hélicoptère », entraînerait une diminution équivalente des dividendes et de l’impôt sur les sociétés qu’elle lui verse ou l’obligation de la recapitaliser. De telles mesures sont donc inutiles sauf à considérer qu’une banque centrale peut avoir des fonds propres négatifs et qu’une partie de la monnaie peut ne plus avoir de contrepartie sans trop amoindrir la confiance en elle.

L’inflation, qui ne se décrète pas et ne repartira peut-être pas, facilite la réduction de la dette publique, au moins temporairement, et cette facilité peut conduire à vouloir l’augmenter toujours plus. Or elle a un coût économique et social et, si elle est trop forte, il faut engager une difficile politique de désinflation. Dans la zone euro, la fixation d’une nouvelle cible d’inflation pourrait donner lieu à de vifs débats entre les états membres. Une inflation plus forte risque en outre d’accentuer les écarts de compétitivité entre eux.

La capacité d’emprunt des institutions européennes pourrait être mobilisée pour payer des dépenses dans chaque pays sans en demander le remboursement et fortement accrue pour prêter aux états en difficulté. Les dissensions habituelles sur le budget européen actuel augurent cependant mal de la capacité des états membres à s’entendre sur un budget de nature quasi-fédérale et voté en déséquilibre. S’agissant des prêts aux pays en difficulté, l’intermédiation de la BCE ou d’une autre institution européenne permet de réduire leur charge d’intérêt et de rassurer leurs créanciers, ce qui est justifié s’agissant des dettes contractées pour couvrir le coût de la crise sanitaire, mais elle peut inciter ces pays à mener des politiques budgétaires trop accommodantes. Enfin, la capacité d’endettement des institutions européennes autres que la BCE n’est pas illimitée, ce qui renvoie à la question de leur financement par la BCE et au risque d’inflation.

Au total, il n’y a que des solutions mauvaises ou très difficiles et le problème serait plus simple si la dette publique avait été plus faible en 2019.

 

[1] Dette brute consolidée des comptes nationaux retenue par l’OCDE (123 % du PIB fin 2018 pour la France).

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