15/01/2020
La pénibilité du travail et l'âge de départ en retraite
François ECALLE
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Il existe deux dispositifs très différents permettant de prendre en compte la pénibilité du travail : la classification, très ancienne et pour des raisons parfois peu claires, de certaines catégories de fonctionnaires en « catégorie active », ce qui ouvre droit à un départ en retraite avant l’âge minimal de droit commun ; l’attribution, très récente, de « points » aux salariés du secteur privé en fonction de leur exposition personnelle à certains facteurs de pénibilité mesurés avec précision. Ces points, enregistrés dans un « compte pénibilité », leur donnent droit à des avantages sociaux, notamment un départ plus rapide en retraite.
Les entreprises pouvant très difficilement, ou ne pouvant pas, en pratique mesurer la pénibilité du travail de chacun de leurs salariés, elles sont désormais autorisées à utiliser des référentiels par métiers. Si la mesure de la pénibilité dans le secteur privé est ainsi moins personnelle, elle reste très éloignée de l’approche collective et injuste en vigueur dans le secteur public. Des agents exerçant des activités pénibles n’y bénéficient en effet d’aucune compensation car ils n’appartiennent pas aux catégories actives où se trouvent des agents qui ne sont exposés à aucun facteur de pénibilité. Plus généralement, la prise en compte de la pénibilité du travail est inévitablement soit individuelle, objectivement mesurée et souvent ingérable soit collective, mal justifiée et inéquitable.
Le coût annuel du compte pénibilité du secteur privé pour les finances publiques a été estimé à environ 6,0 Md€ en régime permanent en retenant que 18 % des salariés seraient concernés, pourcentage figurant dans l’étude d’impact de la loi de 2014 et probablement sous-estimé. L’abandon de quatre critères de pénibilité, sur les dix retenus dans la loi, par décret en 2017 devrait contribuer à réduire ce coût mais dans une proportion indéterminée. Le coût annuel des départs précoces est estimé à environ 2,0 Md€ pour les catégories actives de la fonction publique et également à environ 2,0 Md€ pour les agents des autres régimes spéciaux du secteur public.
En l’état des informations disponibles au début de janvier 2020 sur le futur système universel de retraites, certaines catégories d’agents publics continueront à bénéficier de départs en retraite précoces, avec des points supplémentaires financés par l’impôt par rapport au droit commun, pendant une très longue période de transition, voire indéfiniment. Les autres agents publics bénéficieront du compte pénibilité comme les salariés du secteur privé et les seuils au-delà desquels l’exposition à des facteurs de pénibilité donne droit à des points seront abaissés. Au total, les dépenses publiques pourraient être plus élevées qu’aujourd’hui mais aucune estimation n’est disponible.
Les facteurs de pénibilité retenus dans la loi sont plutôt restrictifs par rapport à ceux qui sont envisageables. Il est très probable que de nouveaux facteurs de pénibilité seront pris en compte à plus ou moins long terme et que le coût pour les finances publiques sera très élevé. Or il n’est pas sûr que ce coût soit justifié au regard de l’impact réel de la pénibilité du travail sur la santé et l’espérance de vie. Il n’est pas démontré que l’intervention de l’Etat est justifiée. Les entreprises où les travaux sont pénibles ont en effet plus de mal à recruter et sont, plus ou moins vite, obligées d’offrir des salaires plus élevés en compensation ou d’améliorer les conditions de travail.
A)Les caractéristiques du compte pénibilité dans le secteur privé
1)Le compte pénibilité dans la loi de 2014
Le « compte personnel de prévention de la pénibilité » (compte pénibilité) créé par la loi du 20 janvier 2014 sur les retraites concerne tous les salariés de droit privé. Leur exposition, après application des mesures de protection prévues dans l’entreprise, à l’un des dix « facteurs de pénibilité » définis par la loi et au-delà de seuils fixés par décret, en termes d’intensité et de durée moyenne de l’exposition sur l’année, ouvre droit à l’inscription de points sur ce compte.
Les dix facteurs sont : la manutention manuelle de charges lourdes ; les postures pénibles ; les vibrations mécaniques ; l’exposition aux agents chimiques (y compris fumées et poussières) ; l’exercice d’une activité en milieu hyperbare ; les températures extrêmes ; le bruit ; le travail de nuit ; le travail en équipes successives alternantes ; le travail répétitif.
Pour un seul facteur, un salarié accumule 4 points par année d’exposition ; pour deux facteurs ou plus, il accumule 8 points par an ; le nombre de points est doublé pour les salariés nés après le 1er juillet 1956 ; leur accumulation est plafonnée à 100 points au cours de la carrière. La pénibilité s’apprécie individuellement pour chaque salarié.
L’utilisation de 20 points est obligatoirement réservée à la formation professionnelle du salarié ; les points excédentaires peuvent, s’il le souhaite, être utilisés dans le même but ; ils peuvent être également convertis en réduction de la durée du travail (10 points sont équivalents à un passage de plein temps à mi-temps sans réduction de salaire pendant un trimestre) ; enfin, chaque tranche de 10 points peut donner droit à une majoration d’un trimestre de la durée d’assurance prise en compte pour obtenir une retraite à taux plein et à un abaissement d’un trimestre de l’âge minimal de départ (un capital de 80 points permet donc d’avancer de deux ans le départ en retraite).
Le coût des actions de formation, pour le formateur, de la réduction du temps de travail, pour l’employeur, et des majorations de durée d’assurance, pour la caisse de retraite, sont remboursés par un « fonds de financement des droits liés au compte personnel de prévention de la pénibilité » ou « fonds pénibilité ». Ce fonds est alimenté par des cotisations sociales patronales dues sur les salaires bruts des salariés exposés, à un taux de 0,2 % pour une seule exposition et de 0,4 % pour au moins deux expositions. Une cotisation de 0,01 % est en outre prévue sur tous les salaires au titre de la solidarité interprofessionnelle.
2)La réforme de 2015
Selon le décret pris en application de la loi de 2014, un salarié est soumis à une « température extrême » (indépendante de la latitude du lieu de travail…) s’il est soumis à une température inférieure à zéro ou supérieure à 30 degrés pendant plus de 900 heures par an. Pour vérifier que cette température extrême n’est pas atteinte, il faudrait donc que chaque salarié porte en permanence sur lui un thermomètre relié à un système d’enregistrement. Pour plusieurs autres facteurs, la définition de la pénibilité est aussi précise et sa mesure aussi difficile, notamment pour les petites et moyennes entreprises.
Pour simplifier la gestion du dispositif par les entreprises, la loi du 17 août 2015 prévoit que les employeurs peuvent s’appuyer sur des accords de branche ou des référentiels professionnels homologués par arrêté ministériel qui déterminent les postes, métiers et situations de travail exposés au-delà des seuils. L’appréciation de la pénibilité est ainsi un peu moins individuelle et un peu plus collective.
La définition de ces référentiels par métier est toutefois difficile et encore loin de couvrir toutes les activités. Ces standards peuvent réduire la complexité du dispositif pour les entreprises, mais elle reste importante. L’employeur d’un salarié ayant plusieurs activités relevant de référentiels différents doit, par exemple, répartir son temps entre ces activités pour calculer une exposition annuelle moyenne aux facteurs de pénibilité.
De plus, ces référentiels ne peuvent pas couvrir toutes les situations. Or le droit aux points de pénibilité est fondamentalement personnel et les salariés peuvent contester l’application de standards généraux à leur situation individuelle devant les tribunaux. Les déclarations des employeurs peuvent aussi être contestées par les contrôleurs de l’administration et les entreprises doivent supporter le coût de ces nouveaux contrôles. La loi prévoit seulement, si des points sont ainsi accordés aux salariés en raison de leur situation personnelle à la suite de plaintes ou de contrôles, que leur employeur est présumé avoir agi de bonne foi en appliquant les standards professionnels et n’encourt pas de pénalité.
3)La réforme de 2017
L’ordonnance du 22 septembre 2017 transforme le compte personnel de prévention de la pénibilité en un « compte professionnel de prévention » des risques professionnels. Elle maintient les dix critères de « pénibilité » (de « risques professionnels » dans la nouvelle terminologie) et oblige les entreprises de plus de 50 salariés à négocier un accord de prévention des effets de l’exposition à ces facteurs de risques (sauf celles de moins de 300 salariés et déjà couvertes par une convention de branche). Cependant, le décret de décembre 2017 pris en application de cette ordonnance et fixant notamment les seuils au-delà desquels la pénibilité donne droit à des points ne fixe pas de seuil pour quatre facteurs : postures pénibles ; exposition aux vibrations mécaniques et aux risques chimiques ; manutention de charges lourdes.
En pratique, ces quatre facteurs ne donnent plus lieu à déclaration par les employeurs et ne donnent plus droit à l’accumulation de points. Les salariés ayant exercé des activités pénibles au regard de ces quatre critères peuvent néanmoins bénéficier d’un avancement de leur âge de départ en retraite si une visite médicale de fin de carrière conduit à la reconnaissance d’une maladie professionnelle liée à ces activités et entraînant une incapacité de plus de 10 %.
Le financement des avantages sociaux résultant des points accumulés sur les comptes pénibilité n’est plus assuré par des cotisations spécifiques versées au fonds pénibilité, qui est supprimé. C’est désormais la branche accidents du travail du régime général qui les finance dans les mêmes conditions que ses prestations traditionnelles.
B)La prise en compte de la pénibilité dans le secteur public
Les fonctionnaires et les autres agents publics relevant de régimes spéciaux de retraite ne bénéficient pas du compte pénibilité parce que les « corps » auxquels appartiennent ceux qui sont supposés exercer des fonctions pénibles sont classés dans les catégories « actives » et « super actives » de la fonction publique, ce qui leur donne le droit de partir en retraite à un âge inférieur de 5 à 10 ans à l’âge de droit commun. Dans certains régimes spéciaux autres que celui des fonctionnaires, comme celui de la SNCF, tous les agents peuvent partir 5 ans plus tôt que l’âge de droit commun et certaines catégories de personnel peuvent partir 10 ans avant en raison du caractère supposé pénible de leur métier. En outre, dans les régimes spéciaux, les trimestres travaillés sont souvent « bonifiés » (cinq trimestres travaillés valent six trimestres pour le calcul de la pension, par exemple).
Le classement de certains corps en catégories actives ou super-actives, parce que les emplois concernés « présentent un risque particulier ou des fatigues exceptionnelles » selon le code des pensions de l’Etat, remonte souvent à des temps anciens et ne correspond plus toujours aux conditions actuelles de travail. En outre, il ignore les situations individuelles alors que les activités de certains des agents des corps ainsi classés ne sont ni pénibles ni dangereuses et que celles de certains agents d’autres corps sont réellement pénibles ou dangereuses. C’est pour éviter une telle injustice que la loi de 2014 a mis en place une appréciation individuelle et non collective de la pénibilité dans le secteur privé, même si les modifications apportées par celle de 2015 sont allées dans le sens d’une logique plus collective pour des raisons pratiques.
En conséquence, les agents publics exerçant personnellement des activités pénibles sans appartenir à un corps « actif » risquent de revendiquer et d’obtenir l’ouverture d’un compte pénibilité, d’autant plus sûrement qu’ils exercent des métiers identiques à ceux de salariés du secteur privé. C’est par exemple le cas des infirmières des hôpitaux publics, qui pour la plupart ne font plus partie des catégories actives depuis qu’elles ont obtenu de passer en catégorie A de la fonction publique (cadres) et donc d’avoir de meilleures perspectives de carrière, alors que les infirmières des cliniques privées peuvent bénéficier du compte pénibilité.
Les « super-actifs » de la fonctions publique d’Etat (police nationale, administration pénitentiaire et contrôle aérien) sont près de 140 000 ; ceux des fonctions publiques territoriale et hospitalière sont en nombre indéterminé, mais vraisemblablement faible. Les « actifs » de la fonction publique d’Etat (douaniers…) sont environ 20 000 ; ceux des collectivités territoriales (pompiers, policiers municipaux…) sont plus de 60 000 ; ceux des hôpitaux (aides-soignants, ouvriers et agents d’entretien…) sont un peu moins de 500 000.
C)Le coût de ces dispositifs pour les finances publiques
1)Le coût du compte pénibilité
L’étude d’impact du projet de loi de 2014 sur les retraites estime le coût du dispositif pour les administrations publiques, en euros constants, à 0,5 Md€ en 2020, à 2,0 Md€ en 2030 et 2,5 Md€ en 2040. Une simulation de Rexecode l’estime à 0,6 Md€ en 2020, à 1,7 Md€ en 2030, à 3,3 Md€ en 2040 et à 6,3 Md€ en 2060, date à laquelle ce coût se stabiliserait.
Cet institut souligne toutefois, à juste titre, que la population exposée pourrait être nettement supérieure à l’hypothèse retenue, identique à celle de l’étude d’impact : 18 % des salariés du secteur privé seraient exposés à au moins un facteur de pénibilité.
L’étude d’impact repose notamment sur une enquête sur la surveillance médicale des expositions aux risques professionnels réalisée en 2010 et publiée en 2012 par la direction de l’animation de la recherche et des études et statistiques (DARES) du ministère du travail. Or cette enquête met en évidence des taux d’exposition beaucoup plus élevés : 40 % des salariés sont soumis à au moins une contrainte physique intense comme la position debout (24 %) ou d’autres contraintes posturales (21 %) ; 20 % sont soumis à un bruit excessif ; 14 % sont en travail posté ; 34 % sont exposés à au moins un agent chimique.
Certes, les seuils d’intensité et de durée sur l’année de l’exposition à ces facteurs retenus dans l’enquête de la DARES ne sont probablement pas les mêmes que ceux retenus dans l’étude d’impact, mais cette dernière ne donne aucune indication sur les seuils retenus et les traitements statistiques opérés à partir de cette enquête pour obtenir un taux de 18 %. Ce ne sont pas les seuils réglementaires puisque ceux-ci ont été définis plus tard, par un décret d’octobre 2014.
En décembre 2014, après la parution de ce décret, la DARES a publié une nouvelle étude sur « l’exposition des salariés aux facteurs de pénibilité dans le travail » sur la base de l’enquête précitée de 2010, en se référant à la loi de 2014 et en indiquant que tous les facteurs prévus par celle-ci sont repérables dans l’enquête (sauf l’activité en milieu hyperbare qui est très rare). La DARES ajoute néanmoins qu’elle n’a pas retenu les seuils prévus par le décret mais deux « variantes », la première avec des seuils « relativement peu contraignants » et la deuxième avec des seuils « plus restrictifs ». Si la première variante est retenue, 39 % des salariés du secteur privé sont soumis à au moins un facteur de pénibilité ; si la deuxième est retenue, ce taux est ramené à 25 %, ce qui reste sensiblement supérieur à 18 %. On peut donc penser que le coût du dispositif pour les finances publiques a été sous-estimé.
La caisse nationale d’assurance vieillesse a présenté une modélisation du nombre de départs anticipés en retraite permis par le compte pénibilité qui a servi de base aux projections du Conseil d’orientation des retraites publiées en juin 2017. Elle s’appuie toutefois sur les résultats de la DARES recalés pour tenir compte des déclarations d’exposition en 2015. Comme beaucoup d’entreprises n’ont pas pu établir de déclarations fiables, ce « recalage » est incertain.
L’enquête de 2017 de la DARES montre que l’exposition aux facteurs de pénibilité a légèrement diminué depuis 2010 mais que les taux d’exposition restent très élevés : 21 % pour la position debout plus de 20 heures, 32 % pour les nuisances sonores, 32 % pour l’exposition à au moins un produit chimique, 13 % pour le travail posté…
Cette même enquête de 2017 permet de voir que les taux d’exposition sont, pour chaque facteur, souvent sensiblement différents dans le secteur privé et dans chacune des trois fonctions publiques. Par exemple, le taux d’exposition à un bruit supérieur à 80 décibels est de 14 % pour l’ensemble des salariés, de 17 % pour les fonctionnaires de l’Etat et des collectivités locales, de 8 % pour les fonctionnaires hospitaliers. Compte-tenu de la multiplicité et de la diversité des facteurs retenus dans l’enquête, il est difficile d’en conclure que les agents publics sont globalement plus ou moins exposés aux facteurs de pénibilité que les salariés du secteur privé.
En suspendant l’application de quatre critères, la réforme de 2017 a certainement contribué à réduire le nombre de salariés concernés et le coût du dispositif, mais dans une proportion indéterminée.
En 2019, il y avait 1,3 million de comptes ouverts avec des points enregistrés au titre de l’exposition à des facteurs de pénibilité, ce qui représente seulement 8 % des salariés du secteur privé. Il est toutefois très probable que beaucoup d’entreprises, notamment parmi les plus petites, n’ont pas encore déclaré les salariés exerçant une activité dans des conditions pénibles, la réglementation applicable n’ayant été édictée qu’en décembre 2017.
2)Le coût des catégories actives de la fonction publique
Le coût des catégories actives pour les administrations publiques peut être estimé en simulant un alignement de leur âge de départ en retraite sur le droit commun. Avec un recul de 5 ans de cet âge, il y aurait 5 générations de moins à la retraite sur 25 en moyenne actuellement, soit une baisse de 20 % du nombre de retraités. Ayant travaillé cinq ans de plus, leur salaire de référence, et donc leur pension, serait toutefois plus élevé (de l’ordre de 7 %). Au total, les simulations réalisées par l’administration pour un rapport parlementaire de 2014 montrent que l’économie sur les pensions serait supérieure à 2 Md€.
A missions inchangées, les effectifs en activité seraient identiques, en supposant qu’il n’y aurait pas de recrutement pendant plusieurs années pour compenser le recul des départs. La masse salariale serait néanmoins légèrement plus élevée, mais de moins de 1 %, car les agents seraient en moyenne un peu plus anciens et donc un peu mieux payés, ce qui compenserait très partiellement l’économie sur les pensions. La réduction nette des dépenses publiques envisageable est de l’ordre de 2 Md€, ce qui correspond donc au coût des catégories actives.
Dans son rapport de 2019 sur les régimes spéciaux de la SNCF, de la RATP et des industries électriques et gazières, la Cour des comptes estime le coût des départs précoces dans ces trois régimes à 1,9 Md€. Les subventions versées par l’Etat à ces régimes sont plus importantes (5,5 Md€) mais elles compensent pour partie un déséquilibre démographique « normal » résultant de la baisse des effectifs de ces entreprises (si ces régimes étaient intégrés au régime général, ce déséquilibre serait compensé par les branches dont l’emploi est plus dynamique, comme l’est celui d’une grande partie de l’industrie).
D)La pénibilité du travail et la réforme des retraites
Le projet de création d’un système universel de retraite (cf. note spécifique) prévoit la disparition à terme des régimes spéciaux et les mêmes règles d’ouverture des droits et de calcul des retraites pour tous.
Le rapport Delevoye préconise toutefois un alignement seulement très progressif des âges minima des régimes spéciaux vers l’âge minimum de droit commun (62 ans). Il propose également que « les droits à un départ anticipé soient ouverts comme c’est le cas aujourd’hui » aux « fonctionnaires exerçant des fonctions dangereuses dans le cadre de missions de maintien de l’ordre et de la sécurité publique » ainsi qu’aux militaires.
La liste des corps de fonctionnaires éligibles à cette dérogation dans le rapport Delevoye (policiers, pompiers, surveillants de l’administration pénitentiaire…) comprend celui des contrôleurs de la navigation aérienne (qui peuvent partir à 52 ans), ce qui montre qu’un autre critère est pris en compte : la capacité de paralyser une partie des transports.
Le rapport Delevoye note que les bonifications de trimestres sont appelées à disparaitre dans un système par points mais aussi que « des travaux devront être engagés afin de définir un mécanisme de cotisations supplémentaires de l’employeur s’y substituant et permettant de maintenir des niveaux de retraite comparables aux pensions actuelles ». Ces avantages spécifiques aux régimes spéciaux ne seront donc pas financés par le fonds de solidarité vieillesse universel, comme le seront les autres dispositifs de solidarité, mais par des cotisations supplémentaires des employeurs publics, elles-mêmes financées par l’impôt, qui seront directement versées à la caisse nationale de retraite universelle pour être converties en points. Ces avantages seront ainsi financés par l’impôt dans des conditions moins transparentes que les dispositifs financés par le fonds de solidarité.
Au début de janvier 2020, il apparait que la liste des catégories d’agents publics qui continueront à bénéficier pendant des périodes plus ou moins longues, voire indéfiniment, de possibilités de départs précoces et de surcotisations de leurs employeurs permettant de leur attribuer plus de points tend à s’allonger au fil des négociations sur le projet de réforme.
En outre, il est très probable que le bénéfice du compte professionnel de prévention du secteur privé sera étendu aux agents du secteur public n’appartenant pas aux corps et catégories de personnel bénéficiant encore d’un âge de départ minimal inférieur à l’âge de droit commun.
Enfin, il est question au début de janvier 2020 d’abaisser certains des seuils au-delà desquels l’exposition à un facteur de pénibilité ouvre droit à l’enregistrement de points sur le compte professionnel de prévention.
Au total, le coût de ces dispositifs pour les finances publiques pourrait être plus élevé qu’aujourd’hui mais aucune estimation sérieuse n’est disponible.
E)Les risques d’extension du dispositif à d’autres facteurs de pénibilité
La pénibilité du travail ne résulte pas des seuls facteurs actuellement retenus par la loi et il est très probable que leur liste sera allongée à plus ou moins long terme, en commençant par ceux qui n’ont pas de seuil maximal dans le décret de 2017.
Par exemple, l’enquête de 2017 de la DARES montre que 15 % des salariés sont victimes de comportements hostiles sur leur lieu de travail. C’est un facteur évident de pénibilité comme, plus généralement, tous les facteurs de stress (32 % des salariés se sentent en situation de « job strain »). Cette enquête retient également, par exemple, la conduite de véhicules sur la voie publique (26 % des salariés) parmi les facteurs de risques professionnels et elle pourrait aussi être considérée comme pénible (au moins autant que la conduite de trains)[1]. Il est donc fort probable que le champ de ce nouveau droit social s’étende largement et que les dépenses publiques à long terme soient très élevées.
F)Les justifications incertaines d’une intervention de l’Etat
Les interventions de l’Etat ne sont justifiées que si l’utilité supplémentaire qu’en tirent les agents économiques est supérieure à leur coût, par rapport à une situation où le marché fonctionne sans ces interventions.
L’étude d’impact de 2014 présente le compte pénibilité comme une mesure de justice et met en avant les écarts d’espérance de vie pour justifier sa création : l’espérance de vie à 35 ans des hommes cadres est supérieure de 6,4 années à celle des hommes ouvriers. L’espérance de vie dépend toutefois de multiples facteurs autres que la pénibilité au sens de la loi de 2014. Celle des femmes ouvrières est d’ailleurs supérieure à celle des hommes cadres alors que leur travail n’est sans doute pas moins pénible. L’impact de la pénibilité du travail sur l’espérance de vie n’a pas été vraiment mesuré.
Comme le conclut l’étude de la DARES de 2014 sur la base d’une analyse économétrique, il n’y a pas d’impact à court terme significatif de conditions de travail pénibles au sens de la loi sur l’état de santé déclaré. 19 % des salariés exposés à au moins un facteur de pénibilité déclarent un état de santé altéré contre 16 % de ceux qui ne sont pas exposés, ce qui n’est pas statistiquement différent selon la DARES. A plus long terme (salariés de 55 ans), les problèmes de santé sont nettement plus fréquents chez les salariés exposés à au moins trois facteurs de pénibilité (17 %) que chez les non exposés (11 %), mais pas beaucoup plus fréquents chez ceux qui sont seulement exposés à un ou deux facteurs de pénibilité (13 %).
Il reste que des conditions de travail moins pénibles sont certainement préférables à de nombreux égards (santé, productivité, épanouissement personnel…). Toutefois, depuis l’abandon des majorations de cotisations sociales en fonction de l’exposition des personnels de l’entreprise aux facteurs de pénibilité, les dispositifs actuels visent seulement la compensation de la pénibilité, en permettant aux salariés concernés de travailler moins longtemps ou de se former à d’autres métiers, et non la diminution du volume de travaux pénibles dans l’économie.
Il reste enfin à déterminer si la satisfaction pour les salariés de voir la pénibilité de leur travail compensée par une diminution de la durée de leur travail sur l’ensemble de leur vie active est plus importante que le coût de ces dispositifs. Il reste aussi à démontrer que ce gain pour la société, net des coûts, résultant de l’intervention de l’Etat est supérieur à celui qui résulte du fonctionnement du marché du travail sans son intervention. Les entreprises où les travaux sont pénibles ont en effet plus de mal à recruter et sont, plus ou moins vite, obligées d’offrir des salaires plus élevés en compensation ou d’améliorer les conditions de travail.
[1] Les conducteurs routiers de transports de marchandises bénéficient d’une sorte de régime spécial sous la forme d’un congé de fin d’activité rémunéré à 75 % du salaire antérieur à partir de 57 ans s’ils ont conduit au moins pendant 26 ans, mais tous les conducteurs de véhicules routiers (taxis, ambulances…) n’en bénéficient pas.