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20/01/2017

Faut-il imposer des contreparties aux entreprises qui bénéficient d'un allègement de leurs charges ?

François ECALLE

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Les mesures d’allègement des charges sociales des entreprises et le crédit d’impôt en faveur de la compétitivité et de l’emploi (CICE) sont régulièrement contestés parce qu’il s’agirait de « cadeaux » offerts aux employeurs par l’Etat. Cette critique récurrente est reprise par plusieurs candidats à l’élection présidentielle qui proposent d’imposer des obligations de création, ou de sauvegarde, d’emplois aux entreprises qui bénéficient de ces mesures.

Les allègements de charges sociales portent d’abord sur des emplois qui existaient déjà ou qui auraient été créés même si les entreprises concernées n’en avaient pas bénéficié. Ces « effets d’aubaine », et souvent d’autres effets indésirables comme les « effets de substitution » entre emplois aidés et non aidés, sont inévitables. La question pertinente est de savoir si des emplois ont bien été créés ou sauvés grâce à ces allégements de charges, au-delà de ces effets d’aubaine, mais il est impossible d’y répondre car on ne peut jamais savoir quel aurait été le niveau de l’emploi dans une entreprise si elle n’avait pas été aidée. Il est donc inutile de demander des contreparties aux entreprises, en termes d’emplois créés ou sauvés, car leur réalité est en pratique invérifiable.

Les allégements de charges peuvent néanmoins et doivent être évalués, mais sur la base d’analyses statistiques de l’évolution des effectifs dans un grand nombre d’entreprises. Il existe différentes méthodes d’évaluation de ces mesures et les estimations de leur impact qui en résultent sont toujours assez fragiles. Les évaluations réalisées permettent néanmoins d’être certain que les allègements de charges sociales sur les bas salaires ont des effets positifs significatifs sur l’emploi des moins qualifiés, bien qu’ils ne soient pas conditionnés par des obligations de création d’emplois.

Ces observations sont généralisables à la plupart des aides aux entreprises et aux ménages, qu’elles prennent la formation de subventions ou d’une réduction des prélèvements obligatoires. On ne sait jamais ce que le bénéficiaire d’une aide aurait fait sans cette aide, le « contrefactuel » pour les économistes, et l’impact de ces politiques publiques peut seulement être évalué avec des méthodes statistiques.

A)   Les allègements de charges ont toujours des effets d’aubaine et souvent d’autres effets indésirables

Tout allégement de charges sociales s’applique d’abord aux salariés en place, y compris à ceux que les entreprises avaient l’intention de garder et qui sont statistiquement les plus nombreux. Il s’applique également aux nouvelles recrues que les entreprises auraient embauchées sans aide. Ce sont les « effets d’aubaine » de la littérature économique.

Si ces allégements sont ciblés sur des catégories particulières d’emplois (non qualifiés par exemple), de salariés (les plus jeunes par exemple) ou d’entreprises (les plus petites, celles qui relèvent de branches particulières…) des « effets de substitution » s’ajoutent à ces effets d’aubaine : les firmes recrutent des personnes non qualifiées au détriment de plus qualifiées, des jeunes au détriment des séniors ; les petites entreprises se développent au détriment des plus grandes…

La frontière entre les emplois aidés et non aidés donne lieu en outre à des « effets de seuil » : une légère variation des caractéristiques de l’emploi, du salarié ou de l’entreprise fait perdre le bénéfice de l’aide. Or le franchissement de ces seuils est souvent souhaitable : il est préférable que les salaires augmentent, que la taille des entreprises croisse…

Si ces aides sont limitées dans le temps, elles se traduisent souvent par de simples décalages temporels des recrutements sans rien changer sur le long terme.

Les effets de substitution, de seuil et de décalage temporaire peuvent être évités en généralisant et en pérennisant les aides, mais ils sont intrinsèquement liés à leur ciblage sur une période ou des catégories particulières et ce ciblage peut être parfaitement justifié. C’est le cas des allègements de charges sur les bas salaires. C’est parfois le cas des aides temporaires lorsque la conjoncture est hésitante. En revanche, les effets d’aubaine sont toujours à la fois indésirables et inévitables. Selon une enquête de la DARES, ils représentent 58 % des emplois aidés dans le secteur marchand.

B)   Il est impossible de définir des contreparties vérifiables

Les allégements de charges sociales pourraient être conditionnés à un accroissement des effectifs des entreprises. La plus grande partie de l’industrie, où l’emploi baisse en raison du progrès technique, de la concurrence internationale et des modifications de la consommation des ménages, en serait exclue alors que ces allégements seraient nécessaires pour y sauver des emplois. Inversement, ces aides seraient attribuées à des sociétés de services, par exemple dans la sécurité, où l’emploi est fortement tiré à la hausse par la demande.

Cette contrepartie en termes d’évolution des effectifs devrait donc être modulée selon les branches. Pour les plus fragiles, l’objectif serait de ne pas réduire les effectifs au-delà d’un certain pourcentage ; pour les plus dynamiques, il serait de les accroître d’un pourcentage supérieur à un certain seuil.

Ces objectifs devraient être fixés sur la base de prévisions d’évolution « spontanée » des effectifs au niveau de chaque branche, qui sont inévitablement incertaines.

Cette approche fait l’impasse sur l’hétérogénéité des entreprises à l’intérieur d’une branche. Si les aides sont accordées sous réserve d’une évolution des effectifs un peu supérieure à la moyenne de la branche, par exemple, elles seront seulement accordées aux entreprises les plus compétitives, qui en ont peut-être le moins besoin, et non à celles qui connaissent des difficultés conjoncturelles, qui pourraient en avoir beaucoup plus besoin.

Cette approche ignore également le caractère parfois très fragile du classement des entreprises dans la nomenclature des branches. Une légère modification de la répartition ou de la définition de leurs activités peut parfois conduire à les classer dans une branche différente, où les contreparties demandées seraient plus ou moins exigeantes.

Demander des contreparties pertinentes en termes d’évolution des effectifs conduit ainsi à construire des « usines à gaz administratives » dans lesquelles les allégements de charges sont accordés en contrepartie d’une évolution des effectifs définie à un niveau sectoriel de plus en plus fin. Cette approche ne peut logiquement déboucher que sur des contreparties définies entreprise par entreprise, voire établissement par établissement.

Or plus les objectifs sont fixés à un niveau fin, plus la prévision de leur évolution spontanée, c’est-à-dire en l’absence d’allègements de charges, est fragile. Au niveau de l’entreprise, seules leurs directions financières pourraient les réaliser, la plupart en étant toutefois incapables, et leurs dirigeants auraient un intérêt évident à sous-estimer leurs perspectives de développement. Or l’administration ne pourrait qu’en vérifier la plausibilité, c’est-à-dire si elles se situent dans une fourchette large de prévisions plus ou moins réalistes, par des contrôles très intrusifs qu’elle n’aura jamais les moyens de mener sur un nombre suffisant d’entreprises.

Il est donc impossible en pratique de prévoir l’évolution spontanée, sans allégements de charges, des effectifs, et il est également impossible en pratique de mesurer cette évolution spontanée une fois que l’aide a été accordée. En effet, ce « contrefactuel », comme disent les économistes, n’est pas observable puisque le comportement de l’entreprise aura été modifié par l’allégement de ses charges. Il est donc impossible de mesurer leur effet sur l’emploi et de vérifier la réalité des contreparties exigées.

C)    L’effet des aides peut néanmoins être mesuré statistiquement sur un échantillon d’entreprises

S’il est impossible de déterminer le nombre d’emplois créés ou maintenus dans une entreprise particulière grâce à des aides publiques, il est en revanche possible d’en évaluer les effets sur un grand nombre d’entreprises par des méthodes statistiques. Le principal intérêt de l’évaluation des politiques publiques est en effet d’estimer le contrefactuel, mais les méthodes d’estimation doivent être appliquées à un grand nombre d’observations pour que le résultat soit suffisamment précis pour en tirer une conclusion. Bien souvent cette conclusion est seulement que l’aide a eu des effets significativement non nuls sur l’emploi, sans aller jusqu’à les quantifier.

Il est ainsi parfois possible d’observer deux groupes différents d’entreprises dont les effectifs avant aides à l’emploi sont A1 pour le groupe des bénéficiaires et A2 pour le « groupe de contrôle », celles qui ne sont pas aidées. Si ces effectifs deviennent B1 et B2 après l’attribution des aides au groupe de bénéficiaires, l’écart entre (B1 – B2) d’une part et (A1 – A2) d’autre part peut être interprété comme l’impact des aides dans certaines conditions, notamment que les autres caractéristiques de ces deux groupes ne puissent pas expliquer cet écart entre les deux différences successives. Cette méthode d’évaluation est dite « en double différence ».

Si la politique évaluée comporte des seuils ou des limites arbitraires, par exemple si les aides à l’emploi sont réservées aux personnes qui ont un salaire inférieur à un plafond ou aux entreprises situées dans une zone géographique particulière, il est possible de comparer l’évolution de la « variable d’intérêt », ici les emplois, pour un groupe de bénéficiaires et un groupe de contrôle choisis pour que leurs membres soient très proches de ce seuil de salaires ou de la limite de cette zone. Il est en effet alors vraisemblable qu’ils ont des caractéristiques très voisines et sont soumis aux mêmes facteurs extérieurs. Il s’agit alors d’une « expérience naturelle ».

Une autre solution consiste à estimer d’abord l’impact des facteurs extérieurs sur l’évolution des effectifs des entreprises – par exemple, l’impact de la situation économique, du coût du travail, des taux de marge - en recourant à l’économétrie sur un panel d’entreprises pour lesquelles ces informations sont connues. L’économétrie permet en effet d’estimer l’impact propre de plusieurs facteurs sur une variable d’intérêt à laquelle ils sont corrélés. Ensuite, la différence entre l’emploi dans les entreprises bénéficiaires des aides qui résulte de ces seuls facteurs extérieurs et celui qui est effectivement observé peut s’interpréter comme une mesure de l’impact des aides.

S’il n’existe que des données agrégées sur les valeurs de la variable d’intérêt et des variables explicatives - par exemple si on ne connait que l’emploi total dans le secteur considéré en France, la croissance du PIB et l’évolution du salaire moyen - et si la politique considérée présente une discontinuité temporelle - par exemple parce que les aides ont été mises en place ou renforcées à une certaine date - il est également possible d’évaluer son impact par des méthodes économétriques. Elles consistent à estimer simultanément l’impact spécifique, sur la variable d’intérêt, de chacun des facteurs extérieurs et d’un nouveau facteur, qui représente la nouvelle politique, apparaissant à la date de création ou de renforcement des aides.

Si les données disponibles ne permettent pas d’appliquer les méthodes précédentes, il reste possible d’utiliser les résultats de l’évaluation de dispositifs semblables mis en œuvre dans d’autres contextes, s’ils ne sont pas trop différents, par exemple dans un autre pays.

Enfin, il est également possible d’estimer l’impact du coût du travail sur l’emploi, sans aides, par une analyse économétrique d’un panel d’entreprises ou de données agrégées. S’il en ressort qu’une hausse du coût du travail de 1 % entraîne une diminution de l’emploi de 0,5 %, il peut en être déduit qu’une aide à l’emploi réduisant ce coût de 5 % contribue à augmenter les effectifs concernés de 2,5 %.

D)   Les évaluations des allégements de charges sur les bas salaires montrent qu’ils ont des effets positifs sur l’emploi

La fiche de l’encyclopédie relative aux allègements de charges sociales ciblés sur les bas salaires présente les résultats de leur évaluation par différentes méthodes. Il en ressort qu’ils ont certainement permis d’augmenter l’emploi des non qualifiés, malgré l’absence de conditionnalité de ces aides et de forts effets d’aubaine.

Ces créations d’emplois sont comprises entre 10 000 et 100 000 pour un coût budgétaire brut « ex-ante » de 1 Md€, c’est-à-dire sans tenir compte des recettes fiscales et sociales permises par ces créations d’emplois ni des effets négatifs des autres prélèvements obligatoires qu’il faut lever pour financer les allègements de charges. Cette fourchette peut être resserrée, en éliminant les évaluations les plus discutables, pour être ramenée à un intervalle de 40 000 / 70 000 (soit 15 000 à 25 000 € par emploi créé). Le dispositif, avant mise en œuvre du pacte de responsabilité, ayant un coût brut ex-ante de 21 Md€, son impact sur l’emploi serait compris entre 800 000 et 1 400 000, sans tenir compte des mesures de financement.

S’agissant du CICE, il est encore trop tôt pour en évaluer correctement les effets, qui ne peuvent se manifester qu’à long terme. C’est également le cas pour les allègements de cotisations sociales sur les bas salaires mais celles-ci sont bien plus anciennes. Il est néanmoins très probable que l’impact du CICE sur l’emploi soit nettement inférieur à celui des allègements de charges sur les bas salaires, ce qui tient notamment à son ciblage sur des emplois en moyenne plus qualifiés et à la complexité de ses modalités de versement. Même si elles sont encore trop précoces, les premières évaluations du CICE tendent à confirmer cette appréciation.

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