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27/05/2024

L'augmentation de la dette, les prévisions budgétaires et la transparence de l'information

François ECALLE

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J’ai été auditionné par la mission d’information du Sénat sur « la dégradation des finances publiques en 2023, son suivi par l’administration et le Gouvernement et les modalités d’information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France » ainsi que par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur « les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l’élection présidentielle de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d’achat ». Je présente dans cette note le texte de mes exposés introductifs à ces auditions.

Devant la mission d’information du Sénat, j’ai surtout insisté sur la transparence de l’information, notamment sur mon expérience personnelle du décalage entre les prévisions budgétaires techniques des services du ministère des finances et les prévisions officielles, ainsi que sur l’écart entre la prévision de déficit public pour 2023 inscrite dans la loi de finances de fin de gestion et le déficit publié par l’Insee en mars 2024.

Devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, j’ai d’abord essayé de quantifier l’impact des principaux facteurs qui expliquent la hausse de la dette publique de fin 2016 à fin 2023 puis j’en ai examiné les conséquences sur le pouvoir d’achat des ménages.

Ces exposés liminaires devaient durer moins de dix minutes et ne pouvaient donc pas être précis. Des notes de bas de page précisent certains points, notamment les calculs qui sous-tendent la décomposition de la hausse de la dette publique entre ses principaux déterminants que j’ai présentée à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale.

A) Mon exposé devant la mission d’information du Sénat

Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, je vous remercie de m’avoir invité à vous exposer mes réflexions sur les prévisions de finances publiques. Je traiterai successivement les prévisions du déficit public de l’année en cours faites en février-mars puis celles faites en octobre-novembre.

De 1993 à 1997, j’étais le sous-directeur finances publiques de la direction de la prévision du ministère des Finances, qui a ensuite fusionné avec la direction du trésor. Ma sous-direction établissait les prévisions de finances publiques en comptabilité nationale, notamment du déficit public, les « prévisions techniques » comme les « prévisions normées » ou « comptes de présentation », comme on disait alors[1].

Une loi d’orientation des finances publiques de 1993 prévoyait un déficit public de 2,5 % du PIB en 1997[2], relevé à 3,0 % en juin 1995 par le nouveau gouvernement. Pendant toutes ces années, j’ai écrit des notes pour le ministre où je montrais que nos prévisions techniques de déficit pour 1997 étaient nettement supérieures à 3,0 % du PIB.

En février 1997, notre prévision technique était de 3,5 % du PIB, même en incluant à hauteur de 0,5 point de PIB une opération exceptionnelle dont la comptabilisation était incertaine. L’Assemblée nationale a été dissoute et le nouveau gouvernement a demandé en juin un audit à deux magistrats de la Cour des comptes choisis intuitu personae qui ont conclu à un déficit compris entre 3,5 et 3,7 % du PIB. Des mesures de redressement à effet immédiat et un peu de créativité budgétaire et de chance ont conduit au déficit de 3,0 % du PIB affiché par l’Insee en mars 1998, ce qui a permis de créer la zone euro. Les règles comptables ont ensuite été modifiées et l’Insee affiche aujourd’hui un déficit public de 3,7 % du PIB en 1997.

En juin 2002, à la suite d’un changement de majorité parlementaire, le nouveau gouvernement a demandé un nouvel audit aux deux mêmes magistrats. J’avais moi-même intégré la Cour des comptes et j’ai fait partie de leur équipe. Le programme de stabilité d’avril prévoyait un déficit public de 1,9 % du PIB en 2002. Nous avons obtenu les prévisions techniques de la direction du trésor qui se soldaient par un déficit de 2,4 % du PIB et les prévisions d’exécution de la direction du budget. Nous avons refait nous-mêmes certaines estimations et conclu à un déficit compris entre 2,3 et 2,6 % du PIB.

De 2008 à 2016, j’étais le rapporteur général du rapport annuel de la Cour des comptes sur la situation et les perspectives des finances publiques. Je n’ai jamais obtenu les prévisions techniques de la direction du trésor et les prévisions d’exécution de la direction du budget, sauf en 2012.

A la suite d’un changement de majorité parlementaire, le nouveau gouvernement a demandé en juin 2012 un audit des finances publiques à la Cour des comptes, que j’ai réalisé avec un autre magistrat. Le programme de stabilité d’avril 2012 prévoyait un déficit public de 4,4 % du PIB en 2012. Nous avons obtenu les prévisions techniques des directions du trésor et du budget qui conduisaient à un déficit de 5,0 % du PIB. En utilisant leurs notes et d’autres informations, nous avons refait nous-mêmes certaines estimations et conclu à un déficit compris entre 4,7 et 4,9 % du PIB.

J’ouvre une parenthèse pour noter que les programmes de stabilité présentés en avril ont toujours tenu compte du déficit public de l’année précédente annoncé en mars par l’Insee. Je pense donc que celui d’avril 2024 aurait de toutes façons tenu compte du déficit de 5,5 % du PIB de 2023.

Je reviens en 2012. Le programme de stabilité d’avril 2012 prévoyait un déficit de 3,0 % du PIB en 2013. La prévision technique de la direction du trésor était un déficit de 4,6 % du PIB et la Cour des comptes a conclu à la nécessité de mesures nouvelle de redressement à hauteur de 1,0 à 2,0 points de PIB pour ramener le déficit à 3,0 % du PIB.

De 2012 à 2015, j’ai été membre du Haut Conseil des finances publiques et je n’ai jamais vu les prévisions techniques des directions du trésor et du budget. En 2016, je me suis mis en disponibilité et je n’ai depuis lors aucune information particulière à ma disposition sur ce que fait le ministère des Finances mais la lecture de l’audit de 2017 de la Cour des comptes me suggère que rien n’a changé.

Pour répondre à votre question monsieur le Président, j’ai rarement eu l’impression, au cours de ces années, que les gouvernements successifs prenaient en compte les travaux de leurs propres services économiques, sans même parler des autres économistes.

Pour ce qui concerne les prévisions de déficit de l’année en cours réalisées en octobre-novembre, j’ai comparé, de 2007 à 2022, le déficit public prévu dans la loi de finances de fin de gestion et le déficit annoncé par l’Insee en mars de l’année suivante.

Le déficit de 2010 publié par l’Insee en mars 2011 était inférieur de 0,7 point de PIB à celui prévu par le gouvernement à l’automne 2010, mais l’écart était dans le bon sens. J’ai compté quatre fois des écarts de même sens compris entre 0,2 et 0,4 point de PIB et trois fois des écarts dans l’autre sens de 0,2 ou 0,3 point de PIB.

Les prévisions réalisées à cette période de l’année restent fragiles, par exemple parce que le dernier acompte d’impôt sur les sociétés, versé le 15 décembre, est très fluctuant et difficile à prévoir ou parce que les investissements des collectivités locales sont concentrés sur le dernier trimestre et eux aussi difficiles à prévoir. A ces fragilités habituelles s’ajoutent chaque année des incertitudes spécifiques à certaines recettes ou dépenses.

Au total, il me semble qu’une erreur technique de 0,3 point de PIB[3] est normale à cette période de l’année. Au-delà, il faut s’interroger sur ses causes.

A cet égard, je signale à la commission un référé de décembre 2013 de la Cour des comptes sur les prévisions de recettes fiscales, que j’ai écrit. J’ai observé à cette occasion que l’organisation des travaux de prévision et les méthodes utilisées au sein du ministère des Finances n’avaient pas beaucoup changé depuis l’époque où j’y travaillais. Je ne suis pas sûr qu’elles aient beaucoup changé depuis 10 ans, mais il faudrait le vérifier. Je ne peux pas le faire moi-même et je n’ai pas connaissance de nouvelles publications de la Cour sur ce thème.

B) Mon exposé devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale

Monsieur le Président, mesdames et messieurs les député(e)s, je vous remercie d’abord de m’avoir invité à m’exprimer devant vous. Dans mon exposé liminaire, je vais essayer de répondre à la question qui fait l’objet de votre commission d’enquête : quelles sont les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l’élection de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d’achat ?

De la fin de 2016 à la fin de 2023, la dette publique française a augmenté de 911 Md€.

Le déficit public est la principale cause de l’augmentation de la dette, mais ce n’est pas la seule. Elle peut augmenter ou diminuer alors que le déficit est nul parce que, par exemple, il y a des nationalisations ou des privatisations, plus généralement des achats ou des ventes d’actifs financiers. Les variations du montant de ces actifs financiers ont contribué pour 7 % à la hausse de la dette sur cette période[4].

Le déficit public représentait 3,8 % du PIB en 2016. S’il avait été maintenu à ce niveau en pourcentage du PIB sur toutes ces années, la dette aurait augmenté de 660 Md€[5]. Pour mesurer l’héritage de l’histoire de la politique économique avant 2017, il convient toutefois de retenir plutôt le déficit structurel, c’est-à-dire corrigé de l’effet des fluctuations de la conjoncture, de 2016[6]. Des hypothèses sont nécessaires pour l’estimer et, en fonction de ces hypothèses, l’héritage de l’histoire explique de 50 à 70 % de l’augmentation de la dette de fin 2016 à fin 2023[7].

La chute du PIB en 2020 explique aussi une partie de la hausse de l’endettement public, mais son impact est largement compensé par les effets d’une croissance relativement forte certaines années (2021-2022 mais aussi 2017 à 2019), d’une part, et d’une progression du produit des prélèvements obligatoires, à législation constante, plus rapide que celle du PIB, d’autre part. Cette forte élasticité des prélèvements au PIB n’est pas durable et la faiblesse des recettes fiscales en 2023 traduit d’ailleurs un retour à la normale qui n’est pas terminé. Au total, les effets de la conjoncture et de cette forte élasticité des recettes expliquent de 0 à 10 % de l’augmentation de la dette[8].

Par différence avec les effets précédents, les mesures de hausse ou de baisse des dépenses et des recettes publiques qui ont été mises en œuvre au cours des années 2017 à 2023 expliquent entre 20 et 35 % des 911 Md€ de hausse de la dette publique[9].

Un milliard d’euros n’a pas la même signification, en France, aujourd’hui et autrefois ou encore, aujourd’hui, en France et dans d’autres pays. Pour comparer les dettes dans le temps et dans l’espace, les économistes les rapportent généralement au produit intérieur brut (PIB) parce que c’est la somme des revenus et que les impôts et cotisations sociales sont prélevés sur ces revenus. Le PIB est une approximation de l’assiette des prélèvements obligatoires qui eux-mêmes garantissent le remboursement, intérêts compris, de la dette publique.

De fin 2016 à fin 2023, la dette publique française est passée de 98,0 % du PIB à 110,6 %, soit une hausse de 12,6 points. C’est beaucoup mais elle a augmenté plus fortement au cours d’autres périodes marquées par une récession. La dette a ainsi augmenté de 18,9 points de PIB de fin 1992 à fin 1996 et de 26,3 points de fin 2007 à fin 2012.

Si la dette de la France a augmenté de 12,6 points de PIB de fin 2016 à fin 2023, la dette moyenne des pays de la zone euro a diminué de 1,8 point. La France est le pays de la zone euro où la hausse de la dette a été la plus forte sur cette période.

Le déficit public de la France a pourtant moins augmenté de 2016 à 2023 que le déficit moyen de la zone euro (1,7 point de PIB pour la France contre 2,1 points pour la moyenne de la zone) Mais ce n’est pas tellement la hausse du déficit qui explique l’augmentation de la dette ; c’est surtout le niveau du déficit. Or celui-ci était très élevé en 2016 : à 3,8 % du PIB, il était alors le deuxième de la zone euro. Même s’il a ensuite un peu moins augmenté que la moyenne, il est resté parmi les plus élevés. En 2023, il était encore le deuxième de la zone euro.

La hausse de la dette publique française de 2016 à 2023 a été plus forte que celle des autres pays de la zone euro surtout parce que notre déficit public était déjà très élevé en 2016.

La hausse de 1,7 point du déficit français résulte de la baisse de 1,7 point des recettes publiques en pourcentage du PIB alors que les dépenses publiques en pourcentage du PIB sont au même niveau en 2023 qu’en 2016. Dans la zone euro, la hausse de 2,1 points du déficit moyen résulte d’une augmentation de 2,1 points des dépenses publiques en pourcentage du PIB alors que les recettes sont au même niveau en 2023 qu’en 2016. Autrement dit la hausse du déficit français s’explique par des pertes de recettes alors que celle des autres pays de la zone résulte d’une hausse des dépenses.

Il était souhaitable de réduire les prélèvements obligatoires, mais il fallait d’abord réduire les dépenses et ne pas mettre la charrue avant les bœufs si vous me permettez cette expression. D’autres gouvernements avaient commis cette erreur avant 2017 et c’est une cause importante de l’augmentation de la dette publique depuis 50 ans.

En empruntant au lieu de réduire les dépenses ou d’augmenter les recettes, nous préservons le pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des entreprises, mais nous remettons le problème à plus tard. Nous pouvons peut-être continuer pendant longtemps d’emprunter pour financer le remboursement des dettes anciennes et le déficit de l’exercice en cours, mais nous prenons des risques.

Les créanciers de l’Etat pourraient un jour s’inquiéter de notre capacité de remboursement et ajouter une prime de risque de plus en plus forte au taux d’intérêt de nos emprunts, provoquant un emballement incontrôlé de la dette. La Banque Centrale Européenne a certes les moyens juridiques et financiers de l’empêcher, mais elle ne peut intervenir que si notre dette est soutenable. Elle pourrait alors nous obliger à mettre en œuvre des mesures de redressement drastiques, au détriment du pouvoir d’achat des ménages ou de la compétitivité des entreprises. La dégradation de la compétitivité des entreprises contribue à augmenter notre déficit commercial qui est lui-même financé en vendant des actifs ou en nous endettant vis-à-vis de l’extérieur. Or la dette extérieure n’est pas plus satisfaisante que la dette publique.

Les médais suivants ont mentionné ce texte :

Le Nouvel Economiste

L'Opinion

La Croix

 

[1] Les « prévisions techniques » étaient diffusées seulement à l’intérieur du ministère et les « prévisions normées » étaient les prévisions officielles des projets de lois de finances, des lois de programmation ou, plus tard, des programmes de stabilité.

[2] Pour entrer dans la zone euro, le déficit public devait être au plus de 3,0 % du PIB et la dette de 60 % du PIB (ou diminuer suffisamment) en 1997, année pour laquelle ces critères devaient être respectés.

[3] Dans un sens ou dans l’autre.

[4] La somme des déficits de 2017 à 2023 est égale à 843 Md€. La différence avec la hausse de la dette (68 Md€, soit 7,4 % de cette hausse) est ici imputée aux variations d’actifs financiers (ou encore aux variations de la part de la dette publique exclue de la dette au sens du traité de Maastricht).

[5] Avec la série de PIB actuelle en ancienne base.

[6] Le déficit structurel de 2016 résulte des mesures de politique économiques prises au cours de l’histoire jusqu’à 2016. Le maintenir à ce niveau signifie qu’aucune nouvelle mesure n’est prise et que la situation budgétaire est figée à ce niveau hérité de l’histoire.

[7] Pour l’OCDE, le déficit de 2016 corrigé des effets de la conjoncture est égal à 3,7 % du PIB. Le maintien de ce déficit de 2017 à 2023 aurait accru la dette de 642 Md€ soit 70 % de la hausse constatée. Pour la Commission européenne, ce déficit corrigé de 2016 est égal à 3,1 % du PIB et son maintien aurait accru la dette de 538 Md€, soit 59 % de la hausse constatée. Pour le FMI, le déficit corrigé de 2016 est de 2,3 % du PIB et son maintien aurait accru la dette de 400 Md€ soit 44 % de la hausse constatée mais les écarts de production estimés par le FMI sont négatifs sur les années 2016 à 2019, ce qui n’est pas convaincant, d’où la fourchette 50 à 70 %.

[8] Si on considère que l’élasticité normale des prélèvements obligatoires au PIB est de 1,05 (moyenne de 1990 à 2023), son niveau au cours des années 2017 à 2023 a contribué à réduire la dette d’environ 20 Md€. Par ailleurs, les écarts de production estimés par l’OCDE pour les années 2017 à 2023 conduisent à estimer l’impact de la conjoncture (avec une élasticité de 0,55) à environ 65 Md€, soit 45 Md€ et 5 % de la hausse de la dette avec l’effet des élasticités. Les écarts de production de la Commission européenne conduisent à une contribution de la conjoncture d’environ 30 Md€, soit 10 Md€ et 1 % de la hausse de la dette avec l’effet des élasticités. Ceux du FMI conduisent à un impact de la conjoncture d’environ 140 Md€, soit 120 Md€ et 13 % de la hausse de la dette avec l’effet de l’élasticité mais avec des écarts de production étonnants (cf. note précédente), d’où une fourchette de 0 à 10 %. L’impact du PIB et de l’élasticité de la seule année 2020 sur la dette est compris entre 5 et 8 %.

[9] Les chiffres précédents conduisent à une fourchette de 18 à 36 % et sont arrondis à 20 et 35 %. La somme des « efforts structurels » annuels est égale à un peu plus de 30 % de la hausse de la dette, ce qui fait pencher pour un résultat dans le haut de cette fourchette.

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