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14/05/2024

L'externalisation des services publics en 2023

François ECALLE

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Le rapport d’une commission d’enquête du Sénat sur « l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques » a lancé un débat public sur l’externalisation de certaines fonctions stratégiques de l’État et, plus généralement, sur l’ampleur et l’utilité de l’externalisation des services publics, ce qui fait l’objet de cette note.

L’externalisation consiste, pour une administration comme pour une entreprise, à transférer l’exercice d’une fonction à un organisme tiers. Entre l’achat de services de gardiennage et la concession d’une autoroute, elle peut prendre des formes très diverses.

Le recensement des marchés publics en France reste fragile et ne permet pas de faire des comparaisons internationales fiables. Les achats de biens et services des administrations publiques en comptabilité nationale (248 Md€ soit 8,8 % du PIB en 2023 en France) peuvent en revanche être comparés, de même que le taux d’externalisation qui rapporte leur montant à celui des dépenses de fonctionnement et d’investissement. En 2023, seuls trois pays avaient un taux d’externalisation plus faible que celui de la France (40 %). Ce taux est beaucoup plus élevé dans les administrations publiques locales que dans les administrations centrales.

L’externalisation est plus coûteuse que la production de services en interne dans la mesure où le coût du capital des entreprises privées est plus élevé que celui des administrations. Les entreprises privées peuvent toutefois être plus flexibles, plus innovantes, plus spécialisées et, au total, moins coûteuses et plus efficaces si elles sont soumises à une concurrence suffisamment forte.

Comme le souligne Jean Tirole, « l’objectif de la commande publique, quel qu’en soit le montant, est avant tout de satisfaire un besoin identifié en parvenant à la meilleure performance en termes de coût et de services ou fonctionnalités attendus. Charger la commande publique d’atteindre des objectifs sociaux, environnementaux ou d’innovation est inefficace ». Or, d’une part, l’administration est trop souvent incapable d’identifier ses besoins lorsqu’elle passe un marché et, d’autre part, de multiples critères de choix autres que le prix ont été introduits dans le code de la commande publique. L’efficacité des achats publics reste donc trop souvent insuffisante.

L’externalisation ne doit pas être recommandée ou proscrite par principe mais doit faire l’objet d’analyses au cas par cas de ses avantages et inconvénients en tenant compte du processus de mise en concurrence. Cette conclusion vaut pour les marchés de conseil en stratégie comme pour les autres.

Le champ de cette note est limité aux commandes publiques, mais l’externalisation peut aussi prendre la forme de subventions à des associations chargées de missions de service public, ce qui est fréquent dans le domaine des politiques sociales.

A) L’ampleur de l’externalisation

L’externalisation, ou la sous-traitance, consiste, pour une administration comme pour une entreprise, à transférer l’exercice d’une fonction à un organisme tiers.

Elle peut se limiter à des fonctions particulières (du gardiennage à l’élaboration de la stratégie) exercées par l’administration dans le cadre de missions de service public qu’elle continue à assurer elle-même. Elle peut avoir un champ beaucoup plus large et, par exemple, concerner à la fois la construction et l’exploitation d’infrastructures publiques telles que des autoroutes, dans le cadre de « contrats de partenariat public privé » ou de « délégations de services publics ».

Entre l’achat de services de gardiennage et la concession d’une infrastructure de transport, les exemples d’externalisation de services publics, ou de composantes de services publics, sont très divers, mais ils ont le plus souvent pour caractéristique commune de donner lieu à des marchés publics ou à des contrats de nature voisine comme les contrats de concession (leurs principales caractéristiques sont précisées dans la fiche sur les achats publics).

Il existe certes d’autres formes de financement de services publics externalisés, comme les subventions accordées à des associations qui les prennent en charge. Elles sont très importantes, notamment dans le domaine des politiques sociales, mais le présent billet se limite à l’externalisation sous la forme de commandes publiques.

Les marchés publics sont des contrats à titre onéreux passés entre des « pouvoirs adjudicateurs » (l’État, les collectivités locales et leurs établissements publics autres que ceux ayant un caractère industriel et commercial) et des agents économiques, publics ou privés, pour répondre aux besoins des premiers en matière de travaux, de fournitures ou de services[1].

L’observatoire économique de la commande publique recense les marchés dont le montant est supérieur à 90 000 €. Il en a compté 236 000 en 2022 pour un montant total de 160 Md€, partagé entre l’Etat et les hôpitaux (43 Md€), les collectivités territoriales (66 Md€) et les autres pouvoirs adjudicateurs tels que les entreprises publiques (51 Md€). Il s’agit de marchés de fournitures de biens (ordinateurs, médicaments pour les hôpitaux…) pour 29 % (en montant), de marchés de prestation de services (restauration, études…) pour 44 % et de marchés de travaux publics (construction de routes, de bâtiments…) pour 27 %.

Selon la loi du 29 janvier 1993, dite « loi Sapin », les concessions ou délégations de service public (DSP) sont des contrats par lesquels une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public, dont elle a la responsabilité, à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée au résultat de l’exploitation du service (par exemple en prélevant des péages). Le délégataire peut être chargé de construire des ouvrages ou d’acquérir des biens nécessaires au service.

Les contrats de partenariat public privé (PPP), introduits en France par une ordonnance du 17 juin 2004, permettent à une entité publique de confier à un organisme privé à la fois la construction et l’exploitation du bâtiment ou de l’infrastructure sur une longue durée en lui donnant des obligations de qualité de services. Le partenaire public ne paye pas les bâtiments et infrastructures mais verse un loyer au partenaire privé, ce qui permet à celui-ci de rembourser les dettes souscrites pour financer la construction.

Les DSP se distinguent des PPP surtout par le fait que le délégataire prend un risque commercial et financier en se faisant rémunérer par les usagers.

Selon l’institut de la gestion déléguée, qui regroupe les principaux délégataires, le chiffre d’affaires réalisé dans le cadre de DSP et de PPP, par des entreprises privées mais aussi publiques, représente environ 6 % du PIB (soit environ 170 Md€ en 2023). On peut noter que des services publics comme la distribution d’électricité ou les transports collectifs urbains sont gérés dans le cadre de DSP par des entreprises publiques (ENEDIS, RATP…). La gestion déléguée n’est pas forcément une gestion privée.

Il est très difficile de comparer les montants des marchés publics, ou des DSP et PPP, d’un pays à l’autre. L’observatoire de la commande publique envoie tous les trois ans un rapport à la Commission européenne, ce qui est prévu par une directive, mais il n’est pas du tout sûr que les montants totaux des marchés qui figurent dans les rapports nationaux soient comparables. Le plus récent transmis par la France date de 2022 et porte sur les années 2017-2019. Il note que le montant des marchés recensés a augmenté de 24 % entre 2017 et 2019 et que « cette augmentation s’explique principalement par l’amélioration qualitative importante des processus de collecte de données et de redressement opérés au sein de l’observatoire ». Cette amélioration n’est sans doute pas terminée ce qui fragilise les données et leur comparaison entre pays.

Les comparaisons internationales ne peuvent en pratique porter que sur un champ différent : les consommations intermédiaires (achats courants de biens et services) et la formation brute de capital fixe (investissements) des administrations publiques de la comptabilité nationale. La formation brute de capital fixe (FBCF) est toutefois en partie réalisée par les administrations publiques elles-mêmes sous la forme d’une « production pour emploi final propre » en comptabilité nationale qui doit être déduite de la FBCF pour obtenir sa part externalisée.

Le montant des « achats publics » ainsi définis s’élève à 248 Md€, soit 8,8 % du PIB, en 2023, soit 159 Md€ pour les consommations intermédiaires et 89 Md€ pour la FBCF externalisée. Il est réparti entre l’Etat et les organismes divers d’administration centrale (32 % du total), les administrations publiques locales (50 %) et les administrations de sécurité sociale (18 %).

Les DSP et les PPP sont pour la plupart hors du champ de ces achats publics, qui est lui-même plus large que celui des marchés recensés par l’observatoire de la commande publique. En effet, certains achats comme ceux inférieurs à 90 000 € ne sont pas obligatoirement recensés par l’observatoire et il n’est pas sûr que tous les acheteurs publics lui transmettent les informations demandées (cf. plus haut).

On peut définir, à des fins de comparaison, un taux d’externalisation des services publics comme le rapport entre la somme des consommations intermédiaires et de la FBCF externalisée, au numérateur, et la somme des dépenses de fonctionnement (consommations intermédiaires et rémunérations) et de la FBCF, au dénominateur.

Le graphique suivant fait apparaitre ce taux dans les principaux pays de l’Union européenne en 2023. En Allemagne, les hôpitaux publics sont classés en dehors des administrations publiques et leurs services sont considérés comme étant achetés par les caisses de sécurité sociale, donc comme des consommations intermédiaires. Le taux obtenu pour ce pays (50 %) n’est donc pas comparable à celui des autres pays et n’a pas été reporté sur ce graphique.

Le taux d’externalisation de la France en 2023 (40 %) n’est supérieur qu’à ceux de la Belgique, du Portugal et de Chypre.

Source : Eurostat ; FIPECO. Le mode de calcul de ce taux d’externalisation est expliqué dans le texte, de même que les raisons pour lesquelles l’Allemagne ne figure pas sur ce graphique.

Ce taux d’externalisation peut également être calculé pour chaque catégorie d’administrations publiques en France. En 2023, il est de 28 % pour les administrations centrales (l’Etat et ses opérateurs pour simplifier), de 58 % pour les administrations publiques locales et de 35 % pour les administrations de sécurité sociale (les hôpitaux surtout).

B) Les avantages et inconvénients de l’externalisation

Dans une note d’avril 2009, le centre d’analyse stratégique (qui a précédé France Stratégie) observait qu’il existait une abondante littérature sur l’externalisation des services publics mais que ses effets, plus particulièrement en termes de coût, étaient très rarement quantifiées, du moins au-delà de cas particuliers plus ou moins représentatifs.

Toute externalisation d’un service à une entreprise privée par une administration est plus chère que la production de ce service en interne dans la mesure où les prestataires privés intègrent nécessairement la rémunération des capitaux employés dans leur facture. Or le coût du capital est toujours plus élevé pour les entreprises privées que pour les organismes publics. En effet, ce coût a deux composantes, toutes deux plus coûteuses : le taux d’intérêt des emprunts, qui est plus fort pour les entreprises privées car elles présentent plus de risques pour les créanciers ; la rémunération des actionnaires, qui est spécifique aux sociétés et dont le taux est supérieur au taux d’intérêt des emprunts parce que les actionnaires prennent plus de risques que les créanciers.

Pour être justifiée, l’externalisation doit donc présenter des avantages qui l’emportent sur cet inconvénient intrinsèque.

Les autres coûts des entreprises privées sont souvent plus faibles, notamment parce que leur gestion est plus souple et qu’elles s’adaptent plus rapidement aux modifications de leur environnement. Elles ont aussi plus de latitude pour inciter leurs agents à améliorer leurs performances. La confrontation avec les entreprises des autres pays leur donne également une expérience et un savoir-faire que n’ont pas les administrations. Leur capacité d’innovation est plus forte.

La sous-traitance permet par ailleurs d’assurer des missions temporaires alors que les fonctionnaires sont recrutés avec la perspective de faire carrière dans l’administration jusqu’à leur retraite.

Enfin, l’efficacité requiert souvent d’être spécialisé dans des activités pointues, par exemple pour réduire des coûts fixes (recherche et développement, gros équipements…), et les administrations ne peuvent donc pas être efficaces dans tous les domaines. Sous-traiter à des entreprises spécialisées est souvent moins coûteux que réaliser en interne. Cela signifie également que l’administration n’a en revanche pas intérêt à externaliser les fonctions qui relèvent de son « cœur de métier ». Elle les assure généralement bien mieux que ne pourrait le faire n’importe quelle entreprise privée.

Les avantages des entreprises privées apparaissent lorsqu’elles sont mises en concurrence et disparaissent si cette concurrence est insuffisante, ce qui donne un rôle essentiel au processus d’attribution des marchés pour que l’externalisation soit efficace.

C) Le processus d’attribution des marchés

Pour que l’externalisation soit une source d’économie, il faut que l’administration soit capable de définir précisément ce qu’elle attend de son prestataire et qu’elle se fournisse auprès de l’entreprise la moins chère après mise en concurrence.

Une expression claire des besoins est une condition nécessaire, sans être suffisante, pour vérifier que la prestation fournie est conforme aux engagements contractuels, notamment en termes de qualité. Elle est également nécessaire pour ne pas avoir à passer des « avenants » aux marchés à l’initiative de l’acheteur public, ce qui le met toujours en position de faiblesse par rapport à ses fournisseurs.

Beaucoup de rapports des services d’inspection ou des juridictions financières sur les marchés publics dont le coût a dérivé montrent que l’administration a modifié sa commande et ajouté de nouveaux besoins en cours d’exécution du marché par des avenants, souvent à la demande du pouvoir politique et sous la pression des diverses « parties prenantes ».

A supposer que les besoins exprimés par l’administration soient clairs et définitifs, elle ne peut se fournir à un coût avantageux que si ses fournisseurs sont efficacement mis en concurrence, mais cette mise en concurrence est souvent très imparfaite.

L’analyse économique de la commande publique s’inscrit dans le cadre plus large des relations entre un « principal » (ici l’administration) et un « agent » (ici le fournisseur) qui est au cœur des travaux de J.J. Laffont et J. Tirole. Ces relations sont marquées par une « asymétrie d’information » qui empêche le principal de mesurer les efforts consentis par l’agent pour réduire ses coûts. Dans ces conditions, la « complétude » du contrat (le fait qu’il prévoit tous les évènements pouvant affecter sa réalisation), la formule qui détermine le prix et les modalités de mise en concurrence jouent un rôle essentiel tout en étant très difficiles à spécifier.

Or les contrats administratifs sont très rarement complets, les formules tarifaires sont très peu sophistiquées et les procédures de mise en concurrence sont très perfectibles, comme le montrent J. Tirole, et S. Saussier, dans une note d’avril 2015 du conseil d’analyse économique.

Les rapports des services d’audit interne et d’inspection ou des juridictions financières montrent qu’il n’y a trop souvent pas de réelle mise en concurrence, généralement au prétexte de l’urgence ou du caractère unique des compétences du fournisseur.

Lorsqu’il y a mise en concurrence formelle, le code des marchés publics, en principe pour donner plus de souplesse aux gestionnaires publics, permet souvent à ceux-ci de négocier les conditions du marché avec les candidats et de les attribuer non sur la base du seul prix mais en fonction de multiples critères. Si certains de ceux-ci sont éliminatoires, les candidats peuvent être en nombre trop restreint. Même si ce n’est pas le cas, les possibilités de négociation et la variété des critères peuvent donner lieu à des choix arbitraires et à la corruption des décideurs. Il est en outre difficile pour les contrôleurs externes de mettre en évidence que ces procédures ont été faussées. Leurs rapports et les suites données par les juridictions pénales à leur saisine montrent néanmoins que c’est trop souvent le cas.

Des progrès ont certes été accomplis ces dernières années, par exemple pour professionnaliser les acheteurs publics et renforcer le rôle des commissions des marchés, mais le développement des procédures négociées et la multiplication des critères possibles de choix des attributaires vont dans le mauvais sens.

Selon S. Saussier et J. Tirole dans la note précitée, « il faut reconnaitre que l’objectif de la commande publique, quel qu’en soit le montant, est avant tout de satisfaire un besoin identifié en parvenant à la meilleure performance en termes de coût et de services ou fonctionnalités attendus. Charger la commande publique d’atteindre des objectifs sociaux, environnementaux ou d’innovation est inefficace ».

La réforme du droit de la commande publique mise en œuvre en 2016 en application de directives européennes de février 2014 va à l’encontre de ces recommandations en faisant notamment de l’achat public, selon le dossier de presse du ministère de l’économie, un « levier de la politique en matière d’emploi et de développement durable » ou encore « un cadre plus propice aux PME et à l’innovation ». Les modifications ultérieures du code des marchés publics sont généralement allées dans ce même sens et il est à craindre que les achats publics soient plus chers sans pour autant atteindre ces objectifs.

 

[1] Dans le code des marchés publics, le mot « fourniture » ne désigne que la fourniture de biens.

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