16/11/2017
François ECALLE
Dans un article publié au printemps 2017 par la revue Commentaire, je soulignais que le principal obstacle à la réduction des dépenses publiques en France est culturel. Nous vivons dans un pays où il paraît évident au plus grand nombre que l’Etat doit intervenir, par la réglementation ou par la dépense publique, pour résoudre une grande partie des difficultés rencontrées par les ménages ou les entreprises. L’Etat ne pourra être réellement réformé que lorsque cet état d’esprit aura changé.
Or l’interventionnisme de l’Etat dans la vie économique de notre pays est très ancien et profondément enraciné comme le montrent les extraits suivants de L’ancien régime et la révolution d’Alexis de Tocqueville. Les ressemblances entre la France du 18ème siècle et celle du 21ème siècle sont assez frappantes. On comprend alors mieux pourquoi les essais de rationalisation des choix budgétaires et de révision des dépenses publiques qui se sont succédés depuis 50 ans ne nous ont pas empêchés de gagner la première place de l’OCDE pour le poids des dépenses publiques.
Extraits de « L’ancien régime et la révolution »
(Les titres sont de François ECALLE) :
Au centre du royaume et près du trône s’est formé un corps administratif d’une puissance singulière, et dans le sein duquel tous les pouvoirs se réunissent d’une façon nouvelle, le conseil du roi.
Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions sont de date récente. Il est tout à la fois : cour suprême de justice, car il a le droit de casser les arrêts de tous les tribunaux ordinaires ; tribunal supérieur administratif : c’est de lui que ressortissent en dernier ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil du gouvernement, il possède en outre, sous le bon plaisir du roi, la puissance législative, discute et propose la plupart des lois, fixe et répartit les impôts. Comme conseil supérieur d’administration, c’est à lui d’établir les règles générales qui doivent diriger les agents du gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires importantes et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit par aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se communique à tout. Cependant il n’a point de juridiction propre. C’est le roi qui seul décide, alors même que le conseil semble prononcer…
Ce conseil n’est point composé de grands seigneurs, mais de personnages de médiocre ou de basse naissance, d’anciens intendants et autres gens consommés dans la pratique des affaires, tous révocables…
De même que l’administration centrale n’a, à vrai dire, qu’un seul agent à Paris, elle n’a qu’un seul agent dans chaque province. On trouve encore, au dix-huitième siècle, de grands seigneurs qui portent le nom de gouverneurs de province. Ce sont les anciens représentants, souvent héréditaires, de la royauté féodale. On leur accorde encore des honneurs, mais ils n’ont plus aucun pouvoir. L’intendant possède toute la réalité du gouvernement.
Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à la province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il n’exerce point ses pouvoirs par droit d’élection, de naissance ou d’office acheté ; il est choisi par le gouvernement parmi les membres inférieurs du conseil d’État et toujours révocable. Séparé de ce corps, il le représente, et c’est pour cela que, dans la langue administrative du temps, on le nomme le commissaire départi. Dans ses mains sont accumulés presque tous les pouvoirs que le conseil lui-même possède ; il les exerce tous en premier ressort. Comme ce conseil, il est tout à la fois administrateur et juge. L’intendant correspond avec tous les ministres ; il est l’agent unique, dans la province, de toutes les volontés du gouvernement.
Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans chaque canton un fonctionnaire révocable à volonté, le subdélégué. L’intendant est d’ordinaire un nouvel anobli ; le subdélégué est toujours un roturier. Néanmoins il représente le gouvernement tout entier dans la petite circonscription qui lui est assignée, comme l’intendant dans la généralité entière. Il est soumis à l’intendant, comme celui-ci au ministre.
Le marquis d’Argenson raconte, dans ses Mémoires, qu’un jour Law lui dit : « Jamais je n’aurais cru ce que j’ai vu quand j’étais contrôleur des finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlement, ni états, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendent le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité ».
Tous les ans, le conseil assignait à chaque province, sur le produit général des taxes, certains fonds que l’intendant distribuait en secours dans les paroisses. C’était à lui que devait s’adresser le cultivateur nécessiteux. Dans les temps de disette, c’était l’intendant qui faisait distribuer au peuple du blé ou du riz. Le conseil rendait annuellement des arrêts qui ordonnaient d’établir, dans certains lieux qu’il avait soin d’indiquer lui-même, des ateliers de charité où les paysans les plus pauvres pouvaient travailler moyennant un léger salaire. On doit croire aisément qu’une charité faite de si loin était souvent aveugle ou capricieuse, et toujours très-insuffisante.
Le gouvernement central ne se bornait pas à venir au secours des paysans dans leurs misères ; il prétendait leur enseigner l’art de s’enrichir, les y aider et les y forcer au besoin. Dans ce but, il faisait distribuer de temps en temps par ses intendants et ses subdélégués, de petits écrits sur l’art agricole, fondait des sociétés d’agriculture, promettait des primes, entretenait à grands frais des pépinières dont il distribuait les produits. Il semble qu’il eût été plus efficace d’alléger le poids et de diminuer l’inégalité des charges qui opprimaient alors l’agriculture ; mais c’est ce dont on ne voit pas qu’il se soit avisé jamais.
Quelquefois le conseil entendait obliger les particuliers à prospérer, quoi qu’ils en eussent. Les arrêts qui contraignent les artisans à se servir de certaines méthodes et à fabriquer de certains produits sont innombrables ; et, comme les intendants ne suffisaient pas à surveiller l’application de toutes ces règles, il existait des inspecteurs-généraux de l’industrie qui parcouraient les provinces pour y tenir la main.
Il y a des arrêts du conseil qui prohibent certaines cultures dans des terres que ce conseil y déclare peu propres. On en trouve où il ordonne d’arracher des vignes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol, tant le gouvernement était déjà passé du rôle de souverain à celui de tuteur.
La société, qui est en grand progrès, fait naître à chaque instant des besoins nouveaux, et chacun d’eux est pour lui [l’Etat] une source nouvelle de pouvoir ; car lui seul est en état de les satisfaire…
La Révolution, qui approche et commence à agiter l’esprit de tous les Français, leur suggère mille idées nouvelles que lui seul peut réaliser ; avant de le renverser, elle le développe. Lui-même se perfectionne comme tout le reste. Cela frappe singulièrement quand on étudie ses archives. Le contrôleur-général et l’intendant de 1790 ne ressemblent plus à l’intendant et au contrôleur-général de 1740 ; l’administration est transformée. Ses agents sont les mêmes, un autre esprit les meut. A mesure qu’elle est devenue plus détaillée, plus étendue, elle est aussi devenue plus régulière et plus savante. Elle s’est modérée en achevant de s’emparer de tout ; elle opprime moins, elle conduit davantage…
Le pouvoir central en France n’a pas encore acquis au dix-huitième siècle cette constitution saine et vigoureuse que nous lui avons vue depuis ; néanmoins, comme il est déjà parvenu à détruire tous les pouvoirs intermédiaires, et qu’entre lui et les particuliers il n’existe plus rien qu’un espace immense et vide, il apparaît déjà de loin à chacun d’eux comme le seul ressort de la machine sociale, l’agent unique et nécessaire de la vie publique.
Rien ne le montre mieux que les écrits de ses détracteurs eux-mêmes. Quand le long malaise qui précède la Révolution commence à se faire sentir, on voit éclore toutes sortes de systèmes nouveaux en matière de société et de gouvernement. Les buts que se proposent ces réformateurs sont divers, mais leur moyen est toujours le même. Ils veulent emprunter la main du pouvoir central et l’employer à tout briser et à tout refaire suivant un nouveau plan qu’ils ont conçu eux-mêmes ; lui seul leur paraît en état d’accomplir une pareille tâche. La puissance de l’État doit être sans limite comme son droit, disent-ils ; il ne s’agit que de lui persuader d’en faire un usage convenable. Mirabeau le père, ce gentilhomme si entiché des droits de la noblesse, qu’il appelle crûment les intendants des intrus, et déclare que, si on abandonnait au gouvernement seul le choix des magistrats, les cours de justice ne seraient bientôt que des bandes de commissaires, Mirabeau lui-même n’a de confiance que dans l’action du pouvoir central pour réaliser ses chimères.
Ces idées ne restent point dans les livres ; elles descendent dans tous les esprits, se mêlent aux mœurs, entrent dans les habitudes et pénètrent de toutes parts, jusque dans la pratique journalière de la vie.
Personne n’imagine pouvoir mener à bien une affaire importante si l’État ne s’en mêle. Les agriculteurs eux-mêmes, gens d’ordinaire fort rebelles aux préceptes, sont portés à croire que, si l’agriculture ne se perfectionne pas, la faute en est principalement au gouvernement, qui ne leur donne ni assez d’avis, ni assez de secours. L’un d’eux écrit à un intendant, d’un ton irrité où l’on sent déjà la Révolution : « Pourquoi le gouvernement ne nomme-t-il pas des inspecteurs qui iraient une fois par an dans les provinces voire l’état des cultures, enseigneraient aux cultivateurs à les changer pour le mieux, leur diraient ce qu’il faut faire des bestiaux, la façon de les mettre à l’engrais, de les élever, de les vendre, et où il faut les mener au marché ? On devrait bien rétribuer ces inspecteurs. Le cultivateur qui donnerait des preuves de la meilleure culture recevrait des marques d’honneur. »
Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières. Aussi rencontre-t-on un nombre immense de requêtes qui, se fondant toujours sur l’intérêt public, n’ont trait néanmoins qu’à de petits intérêts privés. Les cartons qui les renferment sont peut-être les seuls endroits où toutes les classes qui composaient la société de l’ancien régime se trouvent mêlées. La lecture en est mélancolique : des paysans demandent qu’on les indemnise de la perte de leurs bestiaux ou de leur maison ; des propriétaires aisés, qu’on les aide à faire valoir plus avantageusement leurs terres ; des industriels sollicitent de l’intendant des privilèges qui les garantissent d’une concurrence incommode. Il est très-fréquent de voir des manufacturiers qui confient à l’intendant le mauvais état de leurs affaires, et le prient d’obtenir du contrôleur-général un secours ou un prêt. Un fonds était ouvert, à ce qu’il semble, pour cet objet.
Sous l’ancienne monarchie, le gouvernement n’avait guère moins de soin que de nos jours d’épargner aux fonctionnaires le désagrément d’avoir à se confesser à la justice, comme de simples citoyens. La seule différence essentielle entre les deux époques est celle-ci : avant la Révolution, le gouvernement ne pouvait couvrir ses agents qu’en recourant à des mesures illégales et arbitraires, tandis que, depuis, il a pu légalement leur laisser violer les lois.
Lorsque les tribunaux de l’ancien régime voulaient poursuivre un représentant quelconque du pouvoir central, il intervenait d’ordinaire un arrêt du conseil qui soustrayait l’accusé à ses juges et le renvoyait devant des commissaires que le conseil nommait ; car, comme l’écrit un conseiller d’État de ce temps-là, un administrateur ainsi attaqué eût trouvé de la prévention dans l’esprit des juges ordinaires, et l’autorité du roi eût été compromise. Ces sortes d’évocations n’arrivaient pas seulement de loin en loin, mais tous les jours ; non-seulement à propos des principaux agents, mais des moindres. Il suffisait de tenir à l’administration par le plus petit fil pour n’avoir rien à craindre que d’elle…
Les fonctionnaires administratifs, presque tous bourgeois, forment déjà une classe qui a son esprit particulier, ses traditions, ses vertus, son honneur, son orgueil propre. C’est l’aristocratie de la société nouvelle qui est déjà formée et vivante ; elle attend seulement que la Révolution ait vidé sa place.
Il n’y a pas jusqu’à la langue administrative des deux époques qui ne se ressemble d’une manière frappante. Des deux parts, le style est également décoloré, coulant, vague et mou ; la physionomie particulière de chaque écrivain s’y efface et va se perdant dans une médiocrité commune. Qui lit un préfet lit un intendant…
Les places, sous l’ancien régime, ne ressemblaient pas toujours aux nôtres, mais il y en avait encore plus, je pense ; le nombre des petites n’avait presque pas de fin. De 1693 à 1709 seulement, on calcule qu’il en fut créé quarante mille, presque toutes à la portée des moindres bourgeois. J’ai compté en 1750, dans une ville de province de médiocre étendue, jusqu’à cent neuf personnes occupées à rendre la justice, et cent vingt-six chargées de faire exécuter les arrêts des premières, tous gens de la ville. L’ardeur des bourgeois à remplir ces places était réellement sans égale. Dès que l’un d’eux se sentait possesseur d’un petit capital, au lieu de l’employer dans le négoce, il s’en servait aussitôt pour acheter une place. Cette misérable ambition a plus nui aux progrès de l’agriculture et du commerce en France que les maîtrises et la taille même. Quand les places venaient à manquer, l’imagination des solliciteurs, se mettant à l’œuvre, en avait bientôt inventé de nouvelles. Un sieur Lamberville publie un Mémoire pour prouver qu’il est tout à fait conforme à l’intérêt public de créer des inspecteurs pour une certaine industrie, et il termine en s’offrant lui-même pour l’emploi. Qui de nous n’a connu ce Lamberville ? Un homme pourvu de quelques lettres et d’un peu d’aisance ne jugeait pas enfin qu’il fût séant de mourir sans avoir été fonctionnaire public. « Chacun, suivant son état, dit un contemporain, veut être quelque chose de par le roi. »
Il n’y avait pas de pays en Europe où les tribunaux ordinaires dépendissent moins du gouvernement qu’en France ; mais il n’y en avait guère non plus où les tribunaux exceptionnels fussent plus en usage. Ces deux choses se tenaient de plus près qu’on ne se l’imagine. Comme le roi n’y pouvait presque rien sur le sort des juges ; qu’il ne pouvait ni les révoquer, ni les changer de lieu, ni même le plus souvent les élever en grade ; qu’en un mot il ne les tenait ni par ambition, ni par la peur, il s’était bientôt senti gêné par cette indépendance. Cela l’avait porté, plus que nulle part ailleurs, à leur soustraire la connaissance des affaires qui intéressaient directement son pouvoir, et à créer, pour son usage particulier, à côté d’eux, une espèce de tribunal plus dépendant, qui présentait à ses sujets quelque apparence de la justice, sans lui en faire craindre la réalité…
Dès ce temps-là, la plupart des questions litigieuses qui s’élèvent à propos de la perception de l’impôt sont de la compétence exclusive de l’intendant et du conseil. Il en est de même pour tout ce qui se rapporte à la police du roulage et des voitures publiques, à la grande voirie, à la navigation des fleuves, etc. ; en général, c’est devant des tribunaux administratifs que se vident tous les procès dans lesquels l’autorité publique est intéressée.
Les intendants veillent avec grand soin à ce que cette juridiction exceptionnelle s’étende sans cesse ; ils avertissent le contrôleur-général et aiguillonnent le conseil. La raison que donne un de ces magistrats pour obtenir une évocation mérite d’être conservée : « Le juge ordinaire, dit-il, est soumis à des règles fixes, qui l’obligent de réprimer un fait contraire à la loi ; mais le conseil peut toujours déroger aux règles dans un but utile. »
Nous avons, il est vrai, chassé la justice de la sphère administrative où l’ancien régime l’avait laissée s’introduire fort indûment ; mais dans le même temps, comme on le voit, le gouvernement s’introduisait sans cesse dans la sphère naturelle de la justice, et nous l’y avons laissé : comme si la confusion des pouvoirs n’était pas aussi dangereuse de ce côté que de l’autre, et même pire ; car l’intervention de la justice dans l’administration ne nuit qu’aux affaires, tandis que l’intervention de l’administration dans la justice déprave les hommes et tend à les rendre tout à la fois révolutionnaires et serviles.
Le ministre a déjà conçu le désir de pénétrer avec ses propres yeux dans le détail de toutes les affaires et de régler lui-même tout à Paris. A mesure que le temps marche et que l’administration se perfectionne, cette passion augmente. Vers la fin du dix-huitième siècle, il ne s’établit pas un atelier de charité au fond d’une province éloignée sans que le contrôleur-général veuille surveiller lui-même la dépense, en rédiger le règlement et en fixer le lieu.
Pour arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir, il a fallu inventer mille moyens de contrôle. La masse des écritures est déjà énorme, et les lenteurs de la procédure administrative si grandes, que je n’ai jamais remarqué qu’il s’écoulât moins d’un an avant qu’une paroisse pût obtenir l’autorisation de relever son clocher ou de réparer son presbytère ; les plus souvent deux ou trois années se passent avant que la demande soit accordée.
Le conseil lui-même remarque, dans un de ses arrêts (29 mars 1773), « que les formalités administratives entraînent des délais infinis dans les affaires et n’excitent que trop souvent les plaintes les plus justes ; formalités cependant toutes nécessaires », ajoute-t-il.
Je croyais que le goût de la statistique était particulier aux administrateurs de nos jours ; mais je me trompais. Vers la fin de l’ancien régime, on envoie souvent à l’intendant de petits tableaux tout imprimés qu’il n’a plus qu’à faire remplir par ses subdélégués et par les syndics des paroisses. Le contrôleur-général se fait faire des rapports sur la nature des terres, sur leur culture, l’espèce et la quantité des produits, le nombre des bestiaux, l’industrie et les mœurs des habitants.
Le gouvernement n’entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes les plus nécessaires, qui, pour réussir, demandent une énergie persévérante ; mais il change sans cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien ne demeure un instant en repos dans la sphère qu’il habite. Les nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si singulière, que les agents, à force d’être commandés, ont souvent peine à démêler comment il faut obéir. Des officiers municipaux se plaignent au contrôleur-général lui-même de la mobilité extrême de la législation secondaire. « La variation des seuls règlements de finance, disent-ils, est telle, qu’elle ne permet pas à un officier municipal, fût-il inamovible, de faire autre chose qu’étudier les nouveaux règlements, à mesure qu’ils paraissent, jusqu’au point d’être obligé de négliger ses propres affaires. »
Lors même que la loi n’était pas changée, la manière de l’appliquer variait tous les jours. Quand on n’a pas vu l’administration de l’ancien régime à l’œuvre, en lisant les documents secrets qu’elle a laissés, on ne saurait imaginer le mépris où finit par tomber la loi, dans l’esprit même de ceux qui l’appliquent, lorsqu’il n’y a plus ni assemblée politique, ni journaux, pour ralentir l’activité capricieuse et borner l’humeur arbitraire et changeante des ministres et de leurs bureaux.
On ne trouve guère d’arrêts du conseil qui ne rappellent des lois antérieures, souvent de date très récente, qui ont été rendues, mais non exécutées. Il n’y a pas, en effet, d’édit, de déclaration du roi, de lettres patentes solennellement enregistrées qui ne souffrent mille tempéraments dans la pratique. On voit par les lettres des contrôleurs-généraux et des intendants que le gouvernement permet sans cesse de faire par exception autrement qu’il n’ordonne. Il brise rarement la loi, mais chaque jour il la fait plier doucement dans tous les sens, suivant les cas particuliers et pour la grande facilité des affaires.
Dès 1740 Montesquieu écrivait à un de ses amis : « Il n’y a en France que Paris et les provinces éloignées, parce que Paris n’a pas encore eu le temps de les dévorer. »
Cette révolution n’échappait pas au gouvernement, mais elle ne le frappait que sous sa forme la plus matérielle, l’accroissement de la ville. Il voyait Paris s’étendre journellement, et il craignait qu’il ne devînt difficile de bien administrer une si grande ville. On rencontre un grand nombre d’ordonnances de nos rois, principalement dans le dix-septième et le dix-huitième siècle, qui ont pour objet d’arrêter cette croissance. Ces princes concentraient de plus en plus dans Paris ou à ses portes toute la vie publique de la France, et ils voulaient que Paris restât petit. On défend de bâtir de nouvelles maisons, ou l’on oblige de ne les bâtir que de la manière la plus coûteuse et dans les lieux peu attrayants qu’on indique à l’avance. Chacune de ces ordonnances constate, il est vrai, que, malgré la précédente, Paris n’a cessé de s’étendre. Six fois pendant son règne, Louis XIV, en sa toute-puissance, tente d’arrêter Paris et y échoue : la ville grandit sans cesse, en dépit des édits.
Quoique les journaux du dix-huitième siècle, ou, comme on disait dans ce temps-là, les gazettes, continssent plus de quatrains que de polémique, l’administration voit déjà d’un œil fort jaloux cette petite puissance. Elle est débonnaire pour les livres, mais déjà fort âpre contre les journaux ; ne pouvant les supprimer absolument, elle entreprend de les tourner à son seul usage. Je trouve, à la date de 1761, une circulaire adressée à tous les intendants du royaume, où l’on annonce que le roi (c’était Louis XV) a décidé que désormais la Gazette de France serait composée sous les yeux mêmes du gouvernement : « Voulant Sa Majesté, dit la circulaire, rendre cette feuille intéressante et lui assurer la supériorité sur toutes les autres. En conséquence, ajoute le ministre, vous voudrez bien m’adresser un bulletin de tout ce qui se passe dans votre généralité de nature à intéresser la curiosité publique, particulièrement ce qui se rapporte à la physique, à l’histoire naturelle, faits singuliers et intéressants. » À la circulaire est joint un prospectus dans lequel on annonce que la nouvelle gazette, quoique paraissant plus souvent et contenant plus de matière que le journal qu’elle remplace, coûtera aux abonnés beaucoup moins.
Vers le milieu du siècle, on voit paraître un certain nombre d’écrivains qui traitent spécialement des questions d’administration publique, et auxquels plusieurs principes semblables ont fait donner le nom commun d’économistes ou de physiocrates. Les économistes ont eu moins d’éclat dans l’histoire que les philosophes ; moins qu’eux ils ont contribué peut-être à l’avènement de la Révolution ; je crois pourtant que c’est surtout dans leurs écrits qu’on peut le mieux étudier son vrai naturel. Les philosophes ne sont guère sortis des idées très-générales et très-abstraites en matière de gouvernement ; les économistes, sans se séparer des théories, sont cependant descendus plus près des faits. Les uns ont dit ce qu’on pouvait imaginer, les autres ont indiqué parfois ce qu’il y avait à faire. Toutes les institutions que la Révolution devait abolir sans retour ont été l’objet particulier de leurs attaques ; aucune n’a trouvé grâce à leurs yeux. Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre propre, ont été annoncées par eux à l’avance et préconisées avec ardeur ; on en citerait à peine une seule dont le germe n’ait été déposé dans quelques-uns de leurs écrits ; on trouve en eux tout ce qu’il y a de plus substantiel en elle…
Ils ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes sociales et administratives que la Révolution a faites, avant que l’idée des institutions libres ait commencé à se faire jour dans leur esprit. Ils sont, il est vrai, très-favorables au libre échange des denrées, au laisser-faire ou au laisser-passer dans le commerce et dans l’industrie ; mais, quant aux libertés politiques proprement dites, ils n’y songent point, et même, quand elles se présentent par hasard à leur imagination, ils les repoussent d’abord. La plupart commencent par se montrer fort ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux et secondaires, et, en général, de tous ces contre-poids qui ont été établis, dans différents temps, chez tous les peuples libres, pour balancer la puissance centrale. « Le système des contre-forces, dit Quesnay, dans un gouvernement, est une idée funeste. » — « Les spéculations d’après lesquelles on a imaginé le système des contre-poids sont chimériques, » dit un ami de Quesnay.
La seule garantie qu’ils inventent contre l’abus du pouvoir, c’est l’éducation publique ; car, comme dit encore Quesnay, « le despotisme est impossible si la nation est éclairée. » — « Frappés des maux qu’entraînent les abus de l’autorité, dit un autre de ses disciples, les hommes ont inventé mille moyens totalement inutiles, et ont négligé le seul véritablement efficace, qui est l’enseignement public général, continuel, de la justice par essence et de l’ordre naturel. » C’est à l’aide de ce petit galimatias littéraire qu’ils entendent suppléer à toutes les garanties politiques…
L’idée d’accomplir la révolution qu’ils imaginaient à l’aide de tous ces vieux instruments, paraît aux économistes impraticable ; la pensée de confier l’exécution de leurs plans à la nation devenue sa maîtresse leur agrée même fort peu ; car comment faire adopter et suivre par tout un peuple un système de réforme si vaste et si étroitement lié dans ses parties ? Il leur semble plus facile et plus opportun de faire servir à leurs desseins l’administration royale elle-même.
Il ne s’agit donc pas de détruire ce pouvoir absolu, mais de le convertir. « Il faut que l’État gouverne suivant les règles de l’ordre essentiel, dit Mercier de la Rivière, et, quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant. » — « Que l’État comprenne bien son devoir, dit un autre, et alors qu’on le laisse libre. » Allez de Quesnay à l’abbé Bodeau, vous les trouverez tous de la même humeur.
L’État, suivant les économistes, n’a pas uniquement à commander à la nation, mais à la façonner d’une certaine manière : c’est à lui de former l’esprit des citoyens suivant un certain modèle qu’il s’est proposé à l’avance, son devoir est de le remplir de certaines idées et de fournir à leur cœur certains sentiments qu’il juge nécessaires. En réalité, il n’y a pas de limites à ses droits ni de bornes à ce qu’il peut faire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme ; il ne tiendrait peut-être qu’à lui d’en faire d’autres ! « L’État fait des hommes tout ce qu’il veut, » dit Bodeau. Ce mot résume toutes leurs théories.
Quoique l’administration des finances se fût perfectionnée comme tout le reste, elle gardait les vices qui tiennent au gouvernement absolu lui-même. Comme elle était secrète et sans garantie, on y suivait encore quelques-unes des plus mauvaises pratiques qui avaient eu cours sous Louis XIV et sous Louis XV. L’effort même que faisait le gouvernement pour développer la prospérité publique, les secours et les encouragements qu’il distribuait, les travaux publics qu’il faisait exécuter, augmentaient chaque jour les dépenses sans accroître dans la même proportion les recettes ; cela jetait chaque jour le roi dans des embarras encore plus grands que ceux de ses devanciers. Comme ceux-ci, il laissait sans cesse ses créanciers en souffrance ; il empruntait comme eux de toutes mains, sans publicité et sans concurrence, et ses créanciers n’étaient jamais sûrs de toucher leurs rentes ; leur capital même était toujours à la merci de la seule bonne foi du prince.
Le gouvernement, depuis vingt ans qu’il était devenu plus actif et qu’il se livrait à toute sorte d’entreprises auxquelles il n’avait pas songé jusque-là, avait achevé de devenir le plus grand consommateur des produits de l’industrie et le plus grand entrepreneur de travaux qu’il y eût dans le royaume. Le nombre de ceux qui avaient avec lui des relations d’argent, qui étaient intéressés dans ses emprunts, vivaient de ses salaires et spéculaient dans ses marchés, s’était prodigieusement accru. Jamais la fortune de l’État et la fortune particulière n’avaient été autant entremêlées. La mauvaise gestion des finances, qui n’avait été longtemps qu’un mal public, devint alors, pour une multitude de familles, une calamité privée. En 1789, l’État devait ainsi près de 600 millions à des créanciers presque tous débiteurs eux-mêmes, et qui, comme l’a dit un financier du temps, associaient à leurs griefs contre le gouvernement tous ceux que son inexactitude associait à leurs souffrances. Et remarquez qu’à mesure que les mécontents de cette espèce devenaient plus nombreux, ils devenaient aussi plus irrités ; car l’envie de spéculer, l’ardeur de s’enrichir, le goût du bien-être, se répandant et s’accroissant avec les affaires, faisaient paraître de pareils maux insupportables à ceux mêmes qui, trente ans auparavant, les auraient peut-être endurés sans se plaindre.
De là vint que les rentiers, les commerçants, les industriels et autres gens de négoce ou hommes d’argent, qui forment d’ordinaire la classe la plus ennemie des nouveautés politiques, la plus amie du gouvernement existant, quel qu’il soit, et la mieux soumise aux lois mêmes qu’elle méprise ou qu’elle déteste, se montra cette fois la plus impatiente et la plus résolue en fait de réformes. Elle appelait surtout à grands cris une révolution complète dans tout le système des finances, sans penser qu’en remuant profondément cette partie du gouvernement, on allait faire tomber tout le reste…
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