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13/01/2022

L'investissement public et les règles budgétaires européennes

François ECALLE

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Emmanuel Macron et Mario Draghi ont appelé le 23 décembre dernier l’Union européenne à réformer ses règles budgétaires pour « disposer d’une plus grande marge de manœuvre et pouvoir réaliser les dépenses clés nécessaires à notre avenir et à notre souveraineté… de la même façon que ces règles n’ont pas bridé notre réponse à la pandémie, elles ne doivent désormais pas nous empêcher de réaliser tous les investissements nécessaires ».

Ce billet examine les avantages et les inconvénients d’une proposition souvent avancée dans les débats sur ces règles budgétaires : déduire les investissements publics, ou seulement une partie d’entre eux, du déficit et de la dette publics pris en compte pour vérifier qu’un pays respecte le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (celui -ci reprend les dispositions du traité de Maastricht, qui sont précisées dans une fiche de ce site).

Cette réforme ne requiert pas de réviser le traité mais de modifier un protocole qui lui est annexé, ce qui devrait être plus facile. L’unanimité des pays de l’Union européenne est certes nécessaire, mais le consensus politique sur la nécessité d’augmenter certains investissements publics pourrait être suffisant pour l’obtenir, même s’il est possible de financer les investissements nécessaires en réduisant les autres dépenses publiques dans des pays comme la France. La définition du déficit et de la dette publics en comptabilité nationale ne serait pas changée.

Les investissements publics peuvent améliorer la soutenabilité des finances publiques en relevant le potentiel de production, ce qui est souvent avancé pour justifier leur déduction du déficit et de la dette, mais ils n’accroissent pas toujours ce potentiel, notamment les investissements qui visent à préserver l’environnement.

Déduire les investissements du déficit et de la dette publics ouvrirait des débats sans fin sur les dépenses potentiellement déductibles.

D’une part, il n’y a pas de raison pour que les règles budgétaires privilégient les investissements réalisés par les administrations publiques elles-mêmes. Il faudrait donc y ajouter, par exemple, les subventions d’équipement versées par ces administrations, la location d’actifs construits par des sociétés privées ou les immobilisations concédées à des entreprises privées.

D’autre part, si les investissements déduits du déficit et de la dettes publics ont pour objectif d’accroître le potentiel de production ou de préserver l’environnement, il faudrait également en déduire les nombreuses dépenses de fonctionnement, comme les dépenses de formation, qui contribuent souvent mieux à atteindre ces objectifs.

Cette réforme ne résoudrait pas le problème le plus difficile posé par la révision des règles budgétaires européennes : maintenir les actuelles valeurs de référence pour le déficit et la dette (3 % et 60 % du PIB) ou en fixer de nouvelles, qui pourraient être adaptés aux spécificités de chaque pays ou rester les mêmes pour tous. Ce problème et les solutions envisageables sont exposés dans une autre note.

A) Une réforme possible des règles budgétaires européennes

L’article 126 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) commence par : « les Etats membres évitent les déficits publics excessifs »[1] et précise ensuite que « la discipline budgétaire est respectée » si :

  • le rapport entre le déficit public effectif ou prévu et le PIB est inférieur à une « valeur de référence », à moins qu’il n’ait diminué de manière substantielle et constante et ne se rapproche de cette référence ou que le dépassement soit limité, exceptionnel et temporaire ;

 

  • le rapport entre la dette publique et le PIB est inférieure à une valeur de référence, à moins qu’il ne diminue suffisamment et ne s’en rapproche à un rythme satisfaisant[2].

Si cet article s’applique juridiquement à l’ensemble des pays de l’Union européenne, il concerne plus particulièrement ceux de la zone euro.

Le protocole n° 12 du traité fixe les valeurs de référence à 3 % du PIB pour le déficit public et à 60 % pour la dette publique en précisant qu’il s’agit du déficit et de la dette des administrations publiques au sens du système européen de comptes nationaux. Il s’écarte toutefois de la comptabilité nationale s’agissant de la dette. Alors que la dette publique des comptes nationaux comprend tous les passifs bruts des administrations publiques sans les consolider et les exprime en valeur de marché, la dette publique « au sens du traité de Maastricht » (de ce protocole en fait) exclut les dettes de retraite et les passifs « commerciaux » (factures à payer par exemple), est consolidée et exprimée en valeur nominale.

La dette publique de la France à la fin de 2020 s’élevait ainsi à 2 650 Md€ (soit 115 % du PIB) au sens du traité de Maastricht et à 3 766 Md€ (soit 163 % du PIB) au sens des comptes nationaux.

L’article 126 du TFUE prévoit que « le Conseil, statuant à l’unanimité, conformément à une procédure législative spéciale, et après consultation du Parlement européen et de la BCE, arrête les dispositions appropriées qui remplaceront ledit protocole », ce qui n’a jamais été fait mais pourrait l’être.

La définition du déficit et de la dette au sens du traité de Maastricht pourrait être modifiée pour en déduire les investissements publics, totalement ou partiellement, en remplaçant ce protocole et son règlement d’application selon une procédure plus simple qu’une révision du traité. La définition du déficit et de la dette publics en comptabilité nationale ne serait pas changée.

L’unanimité du Conseil est certes requise pour adopter un nouveau protocole mais il y a un relatif consensus politique dans l’Union européenne sur la nécessite d’augmenter certains investissements publics, en particulier dans le cadre de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Même s’il est certainement possible de financer les investissements nécessaires en réduisant les autres dépenses publiques dans des pays comme la France (cf. note sur ce sujet), une telle réforme est politiquement et juridiquement possible.

Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l’Union économique et monétaire a été signé en 2012 par les représentants des Etats de l’Union européenne, à l’exception du Royaume-Uni et de la République tchèque. Il comprend un « pacte budgétaire » qui institue notamment une règle d’équilibre structurel du compte des administrations publiques. Cette règle doit être inscrite dans le droit national, ce qui a été fait en France par la loi organique de 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques.

L’article 3 du TSCG précise que les définitions du déficit et de la dette publics retenues par le protocole 12 du TFUE lui sont applicables. Si ce protocole est modifié pour déduire les investissements publics du déficit et de la dette pris en compte à l’article 126 du TFUE, ils seront automatiquement déduits du solde structurel pris en compte pour apprécier le respect du TSCG et de la loi organique de 2012 en France.

B) Augmenter l’investissement public n’améliore pas forcément la soutenabilité de la dette publique

Les investissements publics peuvent améliorer la soutenabilité de la dette publique en relevant le potentiel de production, toutes choses égales par ailleurs, ce qui est un argument souvent avancé pour justifier leur déduction du déficit et de la dette pris en compte pour appliquer les traités.

Cependant, beaucoup d’entre eux ont peu d’effets, ou des effets seulement indirects, sur ce potentiel. Par exemple, les équipements collectifs sportifs ou culturels construits par les collectivités locales améliorent le bien-être des ménages mais leur impact sur la production potentielle n’est que très indirect. Les investissements militaires peuvent éviter de perdre un jour une partie des capacités de production mais ne les accroissent pas.

Les investissements dans la transition énergétique consistent le plus souvent à remplacer des équipements par d’autres moins consommateurs de carbone, mais sans accroître le capital disponible et donc sans majorer le potentiel de production. En raison des coûts de transformation de l’économie qu’ils induisent (formation des personnels à de nouveaux métiers…), ils pourraient même plutôt réduire le potentiel de production et donc dégrader la soutenabilité de la dette publique.

Certains investissements, comme les infrastructures de transport ou de télécommunication, sont en principe favorables à la croissance économique mais peuvent en pratique n’avoir aucun effet sur elle. Les investissements publics doivent faire l’objet d’une évaluation socio-économique au cas par cas, réalisée ou contre-expertisée par des experts indépendants. Il ne faut pas se contenter de noter qu’ils appartiennent à des catégories d’investissements théoriquement favorables à la croissance (les transports, les nouvelles technologies de l’information et de la communication…).

C) La boîte de Pandore des dépenses déductibles

1) Les multiples formes de l’investissement public

La solution apparemment la plus simple pour faire cette réforme consiste à déduire la « formation brute de capital fixe »[3] (FBCF) des administrations publiques (APU) de leur déficit et de leur dette.

S’agissant de la dette, l’objectif est de favoriser les nouveaux investissements et non pas ceux qui ont été réalisés dans le passé. Il faudrait donc seulement en déduire la FBCF des APU enregistrée à partir d’une certaine date (par exemple, le 1er janvier de l’année d’adoption du nouveau protocole). Cette FBCF devrait elle-même être amortie pour tenir compte de la réduction de ses avantages économiques avec le temps (dans la terminologie des comptes nationaux, il faudrait en déduire la « consommation de capital fixe »).

Cependant, les APU peuvent réaliser elles-mêmes des investissements ou subventionner des sociétés classées hors de leur périmètre pour les réaliser. Ces sociétés peuvent être des entreprises publiques dont l’activité est principalement marchande comme EDF ou la RATP. Il n’y a pas de raison pour que les règles budgétaires privilégient les investissements réalisés par les APU elles-mêmes et il faudrait donc ajouter les subventions d’investissement versées par les APU à leur FBCF. S’agissant de la France, en 2020, la FBCF des APU s’élevait à 86 Md€ et les subventions d’investissement qu’elles versent à 22 Md€.

Dans une délégation (ou concession) de service public, le délégataire réalise souvent un investissement pour lequel il n’est pas subventionné mais se voit accorder le droit de prélever des péages sur les usagers et de bénéficier d’un monopole. Beaucoup d’investissements autoroutiers et certains investissements ferroviaires sont réalisés en France dans ce cadre juridique. Le choix de la concession présente des avantages et des inconvénients que les règles budgétaires ne doivent pas fausser. Il faudrait donc déduire aussi les investissements réalisés par les délégataires et concessionnaires de services publics du déficit et de la dette publics. Leur montant est toutefois mal connu, notamment lorsque le concédant ou le délégant est une collectivité locale.

Comme tous les agents économiques, les APU ont souvent le choix entre la propriété et la location des biens d’équipement (y compris à travers des partenariats publics privés, qui peuvent être considérés comme une location par le partenaire public d’infrastructures construites par le partenaire privé). L’arbitrage entre ces deux solutions, propriété et location, doit résulter d’une analyse au cas par cas de leurs avantages et inconvénients qui ne doit pas être faussée par les règles budgétaires. Il conviendrait donc de déduire les locations de biens d’équipement du déficit et de la dette publics, tout au moins les locations de biens produits à partir d’une certaine date. Il n’y a cependant pas d’estimation fiable de leur montant pour l’ensemble des APU.

Un actif mal entretenu se dégrade rapidement et les avantages socio-économiques attendus sont alors plus faibles. Il conviendrait donc de déduire aussi les dépenses d’entretien des équipements, bien que ce soient des dépenses de fonctionnement, du déficit et de la dette publics. Celles des APU ne sont toutefois pas connues.

Au total, bien d’autres dépenses que la FBCF des APU pourraient, voire devraient, être considérées comme des investissements publics et déduites du déficit et de la dette publics pour ne pas fausser les choix entre les différentes formes d’investissement. Il faudrait alors réaliser d’importants travaux comptables pour recenser et évaluer les dépenses qui ne sont pas isolées dans la comptabilité nationale ou dans les systèmes comptables spécifiques des différentes catégories d’APU (Etat, collectivités locales…).

2) Les multiples objectifs qui peuvent être visés par les investissements publics et qui peuvent être atteints avec des dépenses de fonctionnement

Seuls certains investissements publics pourraient être déduits du déficit et de la dette publics. Dans les débats sur les règles budgétaires européennes, sont surtout visés les investissements qui contribuent à relever la production potentielle ou ceux qui permettent de réduire les émissions de gaz à effet de serre.

S’il s’agit d’accroître le potentiel de production, certaines dépenses de fonctionnement sont toutefois plus efficaces que la plupart des investissements. En effet, l’amélioration du niveau de qualification de la population française est sans doute le meilleur moyen d’augmenter la production potentielle. Or les dépenses de formation, qui devraient donc être également déduites du déficit et de la dette publics, sont principalement des dépenses de fonctionnement.

Le cas échéant, les représentants des professions concernées ne manqueront pas de faire observer, non sans raison, que la population en âge de travailler doit être en bonne santé, que la sécurité des biens et des personnes doit être assurée… pour que la production soit maximale, ce qui conduirait à déduire au moins une partie des dépenses de santé, de sécurité intérieure… du déficit et de la dette publics.

S’agissant de la protection de l’environnement, elle ne se limite pas à la lutte contre le changement climatique et d’autres objectifs doivent être pris en compte comme la préservation de la biodiversité, de la qualité de l’air et de l’eau…Certaines dépenses de fonctionnement, comme l’entretien et la surveillance des parcs naturels, y concourent autant que les investissements.

D) Une réforme qui ne règle pas le problème posé par la fixation des objectifs de déficit et de dette

Supposons que les pays de l’Union européenne, surtout ceux de la zone euro, s’entendent sur une définition des investissements publics et pour considérer que l’article 126 du TFUE s’applique au déficit après déduction de ces investissements et à la dette publique après déduction des actifs ainsi immobilisés[4]. Il leur faudra encore décider si les valeurs de référence resteront 3 % et 60 % du PIB ou seront modifiées et ce problème ne sera pas plus facile à résoudre.

La valeur de référence du déficit public devrait être fixée de sorte que la valeur de référence de la dette puisse être atteinte à un certain horizon et celle-ci devrait être elle-même fixée de sorte que l’endettement reste soutenable.

Il est souvent proposé de mettre en avant une règle d’évolution des dépenses publiques, mais leur croissance doit être fixée en fonction d’un objectif de dette à un certain horizon. Si le critère de déficit peut être remplacé par une règle d’évolution des dépenses publiques, un objectif d’endettement est indispensable.

Pour que la dette publique soit soutenable, il faut au moins pouvoir la stabiliser en pourcentage du PIB, hors périodes de récession ou de fort ralentissement économique. Il est très difficile de déterminer le niveau auquel il faut la stabiliser mais plus il est élevé plus le risque de crise des finances publiques est important.

Comme ce risque dépend de facteurs spécifiques à chaque pays, la valeur de référence de la dette, et donc aussi celle du déficit qui permet de l’atteindre, devrait être différente selon les pays. Elle pourrait ainsi être fixée sur la base d’une analyse technique de sa soutenabilité réalisée par des experts et éventuellement validée par la Commission européenne ou le Conseil. C’est une option proposée par plusieurs économistes européens et par des organismes tels que le conseil d’analyse économique en France.

Les méthodes d’analyse de la soutenabilité des dettes publiques ne sont toutefois compréhensibles que par un très petit nombre de spécialistes, dont certains trouveront toujours des raisons d’en contester les conclusions. Les recommandations opérationnelles tirées de ces analyses paraitront toujours trop strictes pour les uns et trop souples pour les autres et elles ne seront probablement pas plus respectées que celles tirées des règles actuelles. Il est donc peu probable qu’un accord soit trouvé sur des valeurs de références différentes selon les pays et le fait de déduire les investissements publics, ou certains d’entre eux, du déficit et de la dette ne réduira pas cette difficulté.

Si les valeurs de référence restent communes à tous les pays et même si les investissements publics sont déduits pour en apprécier le respect, elles ne seront pas plus pertinentes d’un point de vue économique que 3 % et 60 % du PIB et resteront probablement aussi difficiles à atteindre pour les pays méditerranéens.

Les écarts entre les dettes publiques des pays européens sont beaucoup trop importants pour qu’une cible commune puisse être trouvée sans être trop rigoureuse pour les uns et trop laxiste pour les autres : à la fin de 2020, sept pays de la zone euro dont la France (tous au sud sauf la Belgique) avaient une dette publique supérieure à 114 % du PIB et les douze autres (tous au nord sauf Malte) avaient une dette inférieure à 84 % du PIB, soit un écart de 30 points de PIB entre ces deux groupes de pays.

La cible de dette pourrait être commune, et rester fixée à 60 % du PIB, la vitesse de rapprochement de cette cible étant adaptée à chaque pays en utilisant une formule de calcul qui serait commune à tous les pays de la zone euro et tiendrait compte des investissements publics. Les conseillers de M. Draghi et E. Macron ont développé cette option dans un document publié par le gouvernement italien. Le premier objectif qu’ils visent, la simplification des règles budgétaires, est loin d’être atteint et la vitesse de convergence des dettes des différents pays vers 60 % du PIB qui résulte de la règle proposée restera trop rigoureuses pour les uns et trop laxistes pour les autres.

Ce document propose également qu’une agence européenne de la dette, à créer, reprenne une partie des créances de la BCE sur les Etat. L’analyse de ce type de solution, comme de toute forme de mise en commun des dettes ou des dépenses au niveau européen, sort du cadre limité de cette note.

 

[1] Les justifications de l’existence de règles budgétaires dans la zone euro sont données dans une autre note.

[2] Un pays peut ainsi se trouver « en déficit excessif » du fait de son endettement et non de son déficit.

[3] L’investissement dans la terminologie des comptes nationaux.

[4] Actifs nets de leur amortissement (consommation de capital fixe).

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