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13/06/2016

Le compte pénibilité

François ECALLE

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Le « compte personnel de prévention de la pénibilité » (compte pénibilité) a été créé par la loi du 20 janvier 2014 sur les retraites. Soutenu par les syndicats de salariés, il a fait l’objet d’une forte opposition des organisations professionnelles patronales qui ont souligné la complexité du dispositif et les charges qu’il pourrait entraîner pour les entreprises. Sa mise en œuvre a donné lieu à des missions de concertation entre les parties prenantes qui ont conduit à le modifier par la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi. Sur les dix facteurs de pénibilité retenus par la loi, quatre doivent en principe être déjà pris en compte dans les entreprises et les six autres devront l’être le 1er juillet 2016.

Le coût du compte pénibilité pour les administrations publiques a été estimé à 2 Md€ en 2030 et 6 Md€ en régime permanent en considérant qu’il concernerait seulement 18 % des salariés du secteur privé. Or les enquêtes des services statistiques montrent que le pourcentage de salariés concernés pourrait être jusqu’à deux fois plus élevé si toutes les entreprises respectent leurs obligations. En outre, ce dispositif risque d’être étendu au secteur public et d’autres facteurs de pénibilité que ceux retenus aujourd’hui pourraient être pris en compte. Le coût du compte pénibilité pourrait donc être beaucoup plus important que prévu. Etant donné qu’il entraînera également des coûts de gestion élevés pour les entreprises et que son intérêt pour la santé des salariés est incertain, il serait souhaitable de le remettre en cause avant que les droits acquis ne soient trop importants.

A)   Les principales caractéristiques du compte pénibilité

Les principales caractéristiques du compte pénibilité ont été présentées en septembre 2015 dans un document de travail du conseil d’orientation des retraites.

Ce dispositif concerne tous les salariés de droit privé ; les fonctionnaires et les autres agents publics relevant d’un régime spécial de retraite (SNCF…) en sont exclus. L’exposition d’un travailleur, après application des mesures de protection prévues dans l’entreprise, à l’un des dix « facteurs de pénibilité » définis par la loi et au-delà de seuils fixés par décret (en termes d’intensité et de durée moyenne de l’exposition sur l’année) ouvre droit à l’acquisition de points sur ce compte.

Les dix facteurs sont : la manutention manuelle de charges ; les postures pénibles ; les vibrations mécaniques ; l’exposition aux agents chimiques (y compris fumées et poussières) ; l’exercice d’une activité en milieu hyperbare ; les températures extrêmes ; le bruit ; le travail de nuit ; le travail en équipes successives alternantes ; le travail répétitif.

Pour un seul facteur de pénibilité, un salarié accumule 4 points par année d’exposition ; pour deux facteurs ou plus, il accumule 8 points par an ; le nombre de points est doublé pour les salariés nés après le 1er juillet 1956 ; leur accumulation est plafonnée à 100 au cours de la carrière.

L’employeur doit déclarer les salariés exposés et les facteurs d’exposition à la caisse de retraite dont il dépend. Quatre facteurs sont en principe retenus pour les déclarations relatives à 2015 (travail répétitif, travail en équipes successives alternantes, travail de nuit et travail en milieu hyperbare). Les dix facteurs devront être pris en compte à partir du 1er juillet 2016. La caisse de retraite crédite le compte pénibilité du salarié et l’en informe.

La pénibilité s’apprécie individuellement par salarié, mais la loi de 2015 prévoit que les employeurs puissent s’appuyer sur des accords de branche ou des référentiels professionnels homologués par arrêté ministériel qui déterminent les postes, métiers et situations de travail exposés au-delà des seuils.

L’utilisation de 20 points est obligatoirement réservée à la formation professionnelle du salarié ; les points excédentaires peuvent, s’il le souhaite, être utilisés dans le même but ; ils peuvent être également convertis en réduction de la durée du travail (10 points sont équivalents à un passage de plein temps à mi-temps sans réduction de salaire pendant un trimestre) ; enfin, chaque tranche de 10 points peut donner droit à une majoration d’un trimestre de la durée d’assurance prise en compte pour obtenir une retraite à taux plein (sous réserve des conditions d’âge minimal, un capital de 80 points permet donc d’avancer de deux ans le départ en retraite).

Le coût des actions de formation, pour l’organisme qui les dispense, de la réduction du temps de travail, pour l’employeur, et des majorations de durée d’assurance, pour la caisse de retraite, sont remboursés par un « fonds de financement des droits liés au compte personnel de prévention de la pénibilité » ou « fonds pénibilité ».

Ce fonds est alimenté par des cotisations sociales patronales dues sur les salaires bruts des salariés exposés à un taux de 0,2 % pour une seule exposition et de 0,4 % pour au moins deux expositions à partir de 2017[1]. Une cotisation de 0,01 % est en outre prévue sur tous les salaires au titre de la solidarité interprofessionnelle.

B)   Un risque important de forte augmentation des dépenses publiques à long terme

Les dépenses du fonds pénibilité seront des dépenses publiques qui augmenteront progressivement dans le temps et ne se stabiliseront qu’à très long terme. En effet, sous réserve des droits doubles attribués aux générations les plus anciennes, les salariés doivent d’abord accumuler des points et, s’ils les utilisent pour avancer leur départ en retraite, le coût pour les finances publiques n’apparaîtra qu’au moment de leur cessation d’activité.

1)    L’impact des facteurs de pénibilité retenus actuellement sur les dépenses en faveur des salariés du secteur privé

L’étude d’impact du projet de loi sur les retraites estime le coût du dispositif pour les administrations publiques, en euros constants, à 0,5 Md€ en 2020, à 2,0 Md€ en 2030 et 2,5 Md€ en 2040. Une simulation effectuée par COE-Rexecode l’estime à 0,6 Md€ en 2020, à 1,7 Md€ en 2030, à 3,3 Md€ en 2040 et à 6,3 Md€ en 2060, date à laquelle ce coût se stabiliserait.

Cet institut souligne toutefois que la population exposée pourrait être nettement supérieure à l’hypothèse retenue qui est identique à celle de l’étude d’impact du gouvernement : 18 % des salariés du secteur privé seraient actuellement exposés à au moins un facteur de pénibilité. Or cette hypothèse paraît excessivement basse.

L’étude d’impact repose notamment sur une enquête sur la surveillance médicale des expositions aux risques professionnels réalisée en 2010 et publiée en 2012 par la direction de l’animation de la recherche et des études et statistiques (DARES) du ministère du travail. Or cette enquête met en évidence des taux d’exposition beaucoup plus élevés : 40 % des salariés sont soumis à au moins une contrainte physique intense comme la position debout (24 %) ou d’autres contraintes posturales (21 %) ; 20 % sont soumis à un bruit excessif ; 14 % sont en travail posté ; 34 % sont exposés à au moins un agent chimique.

Certes, les seuils d’intensité et de durée sur l’année de l’exposition à ces facteurs retenus dans l’enquête de la DARES ne sont probablement pas les mêmes que ceux retenus dans l’étude d’impact, mais cette dernière ne donne aucune indication sur les seuils retenus et les traitements statistiques opérés à partir de cette enquête pour obtenir un taux de 18 %. Ce ne sont pas les seuils réglementaires puisque ceux-ci n’ont été définis que postérieurement à la loi, par un décret d’application du 9 octobre 2014, après de longues négociations avec les organisations de salariés et d’employeurs.

En décembre 2014, soit après la parution de ce décret, la DARES a publié une nouvelle étude sur « l’exposition des salariés aux facteurs de pénibilité dans le travail » sur la base de l’enquête précitée de 2010, en se référant à la loi de 2014 et en indiquant que tous les facteurs prévus par celle-ci sont repérables dans l’enquête (sauf l’activité en milieu hyperbare qui est très rare). La DARES ajoute néanmoins qu’elle n’a pas retenu les seuils prévus par le décret, avec des explications peu convaincantes, mais deux « variantes » différentes, la première avec des seuils « relativement peu contraignants » et la deuxième avec des seuils « plus restrictifs ». Si la première variante est retenue, 39 % des salariés du secteur privé sont soumis à au moins un facteur de pénibilité ; si la deuxième est retenue, ce taux est ramené à 25 %, ce qui reste sensiblement supérieur à 18 %.

Le nombre de bénéficiaires et le coût du compte pénibilité risquent donc d’être beaucoup plus importants que prévu si toutes les entreprises respectent leurs obligations, s’agissant seulement de son application au secteur privé. Il serait de plus de 12 Md€ en régime permanent si 39 % des salariés étaient concernés, en supposant le coût proportionnel au nombre de bénéficiaires.

2)    La prise en compte des agents publics

Les fonctionnaires et les autres agents publics relevant de régimes spéciaux de retraite ne bénéficient pas de ce dispositif parce que les « corps » auxquels appartiennent ceux qui sont supposés exercer des fonctions pénibles sont classés dans les catégories « actives » et « super actives » de la fonction publique, ce qui leur donne le droit de partir en retraite à un âge inférieur de 5 à 10 ans à l’âge de droit commun.

Ce classement de certains corps en catégories actives ou super-actives, parce que les emplois concernés « présentent un risque particulier ou des fatigues exceptionnelles » selon le code des pensions de l’Etat, remonte souvent à des temps anciens et ne correspond plus aux conditions actuelles de travail. En outre, il ignore les situations individuelles alors que les activités de certains des agents des corps ainsi classés ne sont pas pénibles ou dangereuses et que, à l’inverse, celles de certains agents d’autres corps sont réellement pénibles ou dangereuses. C’est pour éviter une telle injustice que la loi de 2014 a mis en place une appréciation individuelle et non collective de la pénibilité, même si les modifications apportées par celle de 2015 sont allées dans le sens d’une approche plus collective pour des raisons pratiques (cf. ci-dessous).

En conséquence, les agents publics exerçant personnellement des activités pénibles sans appartenir à un corps « actif » risquent de revendiquer et d’obtenir l’ouverture d’un compte pénibilité. C’est d’autant plus probable qu’ils exercent des métiers identiques à ceux de salariés du secteur privé qui en bénéficient (c’est par exemple le cas des infirmières).

Les inspections générales de l’administration et des affaires sociales ont rendu en mars 2016 un rapport sur « la prévention et la prise en compte de la pénibilité au travail au sein de la fonction publique ». Ils observent d’abord que les employeurs publics ne mettent en œuvre que « très partiellement » leurs obligations relatives à la traçabilité des expositions aux risques professionnels et à la prévention de la pénibilité. Parmi les raisons de ces « lacunes » figurent « la complexité et le foisonnement des textes législatifs et réglementaires relatifs à la pénibilité ».

Tout en relevant le manque de données sur cette question, ils estiment le nombre d’agents soumis à au moins trois « contraintes physiques intenses » à 18 % des fonctionnaires de l’Etat, 37 % des territoriaux et 52 % des hospitaliers. Sauf à supposer que les fonctionnaires ont des activités beaucoup plus pénibles que les salariés du secteur privé, ces chiffres confirment que les hypothèses retenues dans l’étude d’impact sur la fréquence de la pénibilité sont beaucoup trop faibles.

Le rapport conclut que la transposition du compte pénibilité aux agents publics est souhaitable et que le dispositif des catégories actives doit seulement être « toiletté ». Il considère toutefois que cette transposition « est pour l’heure prématurée », les administrations devant au préalable mettre en œuvre les règles qu’elles sont supposées respecter depuis longtemps.

En outre, il sera désormais difficile de supprimer les catégories actives, dont le coût pour les finances publiques est de l’ordre de 2 Md€ (cf. note d’analyse sur la réforme des retraites des fonctionnaires), sans accorder aux agents concernés le bénéfice du compte personnel de prévention de la pénibilité (le rapport des inspections n’évoque pas ce sujet).

Le coût de l’extension du compte pénibilité aux agents publics s’ajoutera donc à celui de son application aux salariés du secteur privé.

3)    L’extension du compte pénibilité à d’autres facteurs

La pénibilité du travail ne résulte pas des seuls facteurs actuellement retenus par la loi et il est très probable que leur liste sera allongée à plus ou moins long terme. Par exemple, l’enquête de 2010 de la DARES montre que 22 % des salariés sont victimes de comportements hostiles sur leur lieu de travail. C’est un facteur évident de pénibilité comme, plus généralement, tous les facteurs de stress. Cette enquête retient également comme facteurs de risques professionnels la conduite de véhicules sur la voie publique (26 % des salariés) et le travail sur écran pendant plus de 20 heures par semaine (23 %), qui pourraient aussi être considérés comme pénibles. Il est donc fort probable que le champ de ce nouveau droit social s’étende largement et que les dépenses afférentes à long terme soient très élevées.

C)    Un coût élevé pour les entreprises

1)    Les cotisations sociales

Les entreprises devront supporter l’augmentation des cotisations sociales patronales nécessaire pour équilibrer le fonds pénibilité. Or les taux de cotisation prévus pour 2017, c’est-à-dire au début de la montée en charge du dispositif, sont sans comparaison avec ceux qui devront être mis en œuvre en régime permanent. Si, comme le prévoit COE-Rexecode, les dépenses du fonds se stabilisent autour de 6 Md€, le taux de cotisation moyen sur les salaires du secteur privé devra être de 0,8 %. En fait, compte-tenu des risques exposés ci-dessus de sous-estimation de la population concernée dans ces études, il sera très probablement bien plus élevé.

Les entreprises pourront toutefois réduire leurs cotisations au fonds pénibilité en mettant en place des solutions techniques permettant de faire passer leurs salariés au-dessous des seuils. Ces aménagements auront toutefois eux-mêmes un coût qui, s’il est inférieur à celui des cotisations ainsi évitées, pourra être important (il n’en existe aucune estimation fiable).

2)    Les coûts de gestion

Une posture est pénible si le salarié est accroupi ou à genoux ou le bras au-dessus de l’épaule ou subit une torsion du torse de plus de 30° ou une flexion du torse de plus de 45° pendant plus de 900 heures par an (en simplifiant). Pour les autres facteurs, la définition de la pénibilité est aussi précise et complexe.

La loi de 2014 imposait ainsi à chaque entreprise, y compris les plus petites, de suivre la position de chaque salarié tout au long de l’année, ce qui est évidemment impossible, sauf peut-être pour les plus grandes, comme les constructeurs automobiles, où le travail est très standardisé. La loi de 2015 a donc permis aux employeurs de se référer à des référentiels établis à un niveau professionnel.

Ces référentiels sont toutefois difficiles à définir et beaucoup d’entre eux ne sont pas encore disponibles en juin 2016. De plus, ils ne pourront certainement pas couvrir toutes les situations. Or le droit aux points de pénibilité est fondamentalement personnel, s’opposant ainsi à la logique collective des catégories actives de la fonction publique, et les salariés pourront toujours contester l’application de standards généraux à leur situation individuelle. En outre, de plus en plus de salariés sont polyvalents et leur employeur devra donc mesurer le temps qu’ils consacrent à chacune de leurs fonctions.

Les déclarations des employeurs pourront être contestées par les salariés et les contrôleurs de l’administration et les entreprises devront supporter le coût de ces nouveaux contrôles.

3)    Le coût total pour les entreprises

Le coût total de ce dispositif pour les entreprises comprend les cotisations sociales, ou le coût des aménagements techniques permettant de les éviter, le coût de la mesure et de la déclaration des situations pénibles ainsi que celui des inévitables contentieux. Il risque d’être très élevé pour les petites et moyennes entreprises.

Il dégradera la compétitivité de toutes les entreprises, sauf des quelques grands établissements industriels qui ont depuis longtemps mis en place des plans détaillés de prévention de la pénibilité. L’étude de la DARES de 2014 montre que les facteurs de pénibilité retenus dans la loi concernent plus particulièrement les activités industrielles et agricoles, c’est-à-dire les plus directement soumises à la concurrence internationale, ainsi que le BTP.

Or les coûts pesant sur les entreprises diminuent leur compétitivité car elles doivent alors augmenter leurs prix. Les entreprises, moins compétitive que leurs concurrentes à l’étranger, gagnent alors moins de marché. De ce fait, moins d’emploi sont créés et la mesure conduit alors, toute chose égale par ailleurs, à une hausse du taux de chômage

D)   Des bénéfices incertains pour la santé des salariés

L’étude d’impact présente le compte pénibilité comme une mesure de justice et met en avant les écarts d’espérance de vie pour justifier sa création : l’espérance de vie à 35 ans des hommes cadres est supérieure de 6,4 années à celle des hommes ouvriers. L’espérance de vie dépend toutefois de multiples facteurs autres que la pénibilité au sens de la loi de 2014. Celle des femmes ouvrières est d’ailleurs supérieure à celle des hommes cadres alors que leurs activités ne sont certainement pas moins pénibles.

Comme le conclut l’étude de la DARES de 2014 sur la base d’une analyse économétrique, il n’y a pas d’effet à court terme manifeste de conditions de travail pénibles au sens de la loi sur l’état de santé déclaré. 19 % des salariés exposés à au moins un facteur de pénibilité déclarent un état de santé altéré contre 16 % de ceux qui ne sont pas exposés, ce qui n’est pas statistiquement différent selon la DARES. A plus long terme (salariés de 55 ans), les problèmes de santé sont nettement plus fréquents chez les salariés exposés à au moins trois facteurs de pénibilité (17 %) que chez les non exposés (11 %), mais pas beaucoup plus fréquents chez ceux qui sont seulement exposés à un ou deux facteurs de pénibilité (13 %).

Il reste que des conditions de travail moins pénibles sont certainement préférables à de nombreux égards (santé, productivité, épanouissement personnel…), mais les dépenses publiques associées à ce dispositif visent plus la réparation de la pénibilité, en permettant aux salariés concernés de travailler moins longtemps ou de se former à d’autres métiers, que la diminution du volume de travaux pénibles réalisés dans l’économie.

Les majorations des cotisations sociales sur les salaires des personnels exposés à des facteurs de pénibilité inciteront certes les entreprises à réduire leur exposition. Cet effet n’a toutefois pas été évalué et il sera difficile à évaluer car il faudra pouvoir le distinguer des effets d’autres incitations à réduire la pénibilité du travail. Il existe en effet déjà des normes relatives aux conditions de travail qui sont périodiquement renforcées et contribuent à réduire l’exposition aux facteurs de pénibilité. Les entreprises qui demandent des travaux pénibles ont en outre plus de mal à recruter et sont obligées d’offrir des salaires plus élevés en compensation.

 

[1] Des taux réduits de moitié sont appliqués en 2016.

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