24/05/2023
La conditionnalité des aides à l'emploi
François ECALLE
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Selon la commission des comptes de la sécurité sociale, les allègements et exonérations de cotisations sociales patronales en faveur de l’emploi se sont élevées à 74 Md€ en 2021 (69 Md€ en 2019). Ces dispositifs ont pour objectif la création ou la sauvegarde d’emplois mais les entreprises qui bénéficient de ces aides à l’emploi ne sont pas obligées de prendre et de respecter des engagements d’évolution de leurs effectifs.
Les syndicats demandent souvent que de telles contreparties soient exigées de ces entreprises. Cette conditionnalité des aides à l’emploi peut paraître pertinente mais elle est très difficile, voire impossible, à mettre en œuvre et elle n’est pas nécessaire. Les observations qui suivent valent pour toutes les formes d’aides à l’emploi (subventions, allégements de cotisations, crédits d’impôts…).
Obliger les entreprises à au moins maintenir leurs effectifs au même niveau en contrepartie de ces aides est trop facile pour celles qui appartiennent à des branches dynamiques et trop difficile pour celles qui appartiennent à des branches où l’emploi diminue inévitablement, ce qui est souvent le cas dans l’industrie. Imposer des conditions spécifiques à chaque branche, voire chaque entreprise, conduirait à établir une réglementation très complexe et inefficace car l’administration ne peut pas savoir quelle serait l’évolution de l’emploi dans une branche ou une entreprise particulière si elle n’était pas aidée.
Les aides aux entreprises entraînent toujours des effets indésirables qui en limitent l’impact sur l’emploi : des effets d’aubaine (l’Etat subventionne des emplois qui auraient de toutes façons été créés ou maintenus) ; des effets de substitution (les emplois aidés remplacent des emplois non aidés) ; des effets de seuil (les entreprises évitent de franchir des seuils pour bénéficier des aides alors que ce serait souhaitable) ; des effets de décalage dans le temps (les créations d’emplois sont seulement avancées).
Les allègements de cotisations sociales peuvent néanmoins permettre de créer ou de sauver des emplois. Si leur impact ne peut pas être évalué au niveau de l’entreprise, il peut l’être sur des échantillons suffisamment grands d’entreprises, ou sur des agrégats macroéconomiques, en mettant en œuvre des méthodes d’analyse statistique. De telles évaluations des politiques publiques sont nécessaires mais restent trop rares en France.
A) Il est en pratique très difficile de fixer des conditions pertinentes
La condition la plus simple à exiger pour bénéficier d’allègements de cotisations sociales consiste à obliger les entreprises concernées à ne pas réduire le nombre de leurs salariés sur une certaine période. La baisse de leurs effectifs avant la fin de cette période entraînerait un remboursement de l’aide à l’Etat.
Les sociétés de services en informatique créent spontanément de nombreux emplois et de telles aides constitueraient pour elles une aubaine. Plus généralement, dans le cas d’activités structurellement dynamiques, l’Etat subventionnerait alors des emplois qui auraient de toutes façons été créés ou maintenus. En revanche, dans beaucoup de branches industrielles, les gains de productivité et la concurrence internationale conduisent inévitablement à une diminution des effectifs. Il faudrait alors plutôt inciter les entreprises à détruire moins d’emplois et cela ne peut pas être le cas d’aides attribuées en contrepartie d’un maintien des effectifs.
En outre, si un employeur demande l’aide parce qu’il espère pouvoir maintenir ses effectifs et s’il doit ensuite la rembourser parce que la situation de son entreprise est plus mauvaise que prévu, ce remboursement risque d’aggraver ses difficultés. C’est l’inverse d’une clause de retour à meilleure fortune.
La tentation administrative pourrait alors être d’adapter les contreparties exigées aux caractéristiques de chaque branche, voire de chaque entreprise. Cela conduirait, par exemple, à imposer une croissance de 2,0 % des emplois dans les services informatiques et une baisse des effectifs inférieure à 1,0 % dans la métallurgie. Cependant, les technologies évoluent très vite et certaines sociétés de services informatiques ont des activités en déclin, ce qui rend impossible une croissance de 2,0 % pour elles. En revanche, il y a des entreprises spécialisées dans des activités de pointe dans la métallurgie dont les effectifs augmenteraient sans aide.
Pour éviter les effets d’aubaine sans pour autant pénaliser les entreprises qui ne peuvent pas respecter les conditions requises pour obtenir les aides, il faudrait que l’administration puisse déterminer, branche par branche ou entreprise par entreprise, l’impact réel des aides sur l’emploi de sorte de calibrer très précisément les contreparties demandées. Ce serait d’une grande complexité administrative et inefficace.
En effet, seuls peuvent être connus les effectifs avant et après l’attribution des aides dont la différence peut résulter de nombreux autres facteurs que les aides reçues : l’évolution de la demande, l’arrivée de nouveaux concurrents, l’augmentation de coûts non salariaux spécifiques à l’entreprise etc.
Pour déterminer le nombre d’emplois créés ou sauvés grâce aux aides, il faudrait pouvoir connaître les effectifs qui auraient été ceux de l’entreprise si elle n’avait pas été aidée, ce que les économistes appellent le « contrefactuel ». Il faudrait d’abord que l’administrations puisse obtenir les prévisions d’évolution des effectifs de l’entreprise en l’absence d’aide sans que ces prévisions soient biaisées. Les syndicats pourraient l’y aider en lui apportant leurs informations mais il n’est pas sûr que ce soit suffisant, d’autant qu’ils peuvent s’entendre avec leurs employeurs pour présenter des prévisions pessimistes permettant de bénéficier d’une aide conditionnée par des engagements faciles à tenir. Ensuite, si l’évolution des effectifs est inférieure à l’engagement pris, cela ne veut pas forcément dire que l’aide a été mal utilisée car cela peut résulter de facteurs extérieurs indépendants de l’entreprise.
Il est donc très difficile, voire impossible, de déterminer l’impact des aides à l’emploi sur une entreprise particulière, que ce soit a priori ou a posteriori, et donc d’éviter soit qu’elle bénéficie d’un effet d’aubaine, soit qu’elle soit pénalisée indûment en ne recevant pas l’aide.
De plus, l’Etat ne peut imposer de conditions relatives à l’évolution des effectifs que sur une période limitée. Les entreprises bénéficiaires peuvent donc avoir intérêt à repousser les licenciements qu’elles envisagent au-delà de cette limite pour ne pas rembourser l’aide.
B) Les aides aux entreprises ont toujours des effets indésirables qui limitent leurs effets sur l’emploi
1) Les effets d’aubaine
Toute subvention à l’emploi, ou toute baisse d’impôts ou de cotisations sociales, s’applique d’abord aux salariés en place, notamment à ceux que les entreprises avaient l’intention de garder. Elle s’applique également aux nouvelles recrues que les entreprises auraient embauchées sans aide. Ce sont les « effets d’aubaine » de la littérature économique.
Pour les éviter, il est parfois suggéré de limiter les aides aux seules embauches. Si un salarié est recruté, il est en effet apparemment certain que l’aide a permis de créer un emploi. En réalité, ce n’est pas du tout sûr car l’entreprise pourrait très bien avoir recruté sans aide, ce qui reste caractéristique d’un effet d’aubaine.
Les primes à l’embauche semblent certes moins coûteuses que les aides accordées pour tous les emplois puisqu’elles s’appliquent au flux d’entrées et non au stock. Toutefois, si la prime est versée chaque année de l’embauche jusqu’au départ du salarié, elle s’applique progressivement au total des effectifs et, si elle est versée pour un temps limité, elle a moins d’effet sur l’emploi.
En outre, beaucoup d’entreprises ne peuvent pas recruter, même avec des primes à l’embauche, et il faut plutôt les inciter à moins licencier, ce qui nécessite des aides attribuées pour l’ensemble des effectifs et pas seulement pour les nouvelles recrues.
2) Les effets de substitution et de seuil
Si les aides sont ciblées sur des catégories particulières d’emplois (non qualifiés, par exemple), de salariés (les plus jeunes, par exemple) ou d’entreprises (les plus petites, celles qui relèvent de branches particulières…), des « effets de substitution » s’ajoutent à ces effets d’aubaine : les emplois non qualifiés augmentent au détriment des emplois qualifiés, les effectifs de jeunes au détriment des séniors, les petites entreprises se développent au détriment des plus grandes… Au total, il n’est pas certain que les aides aient un impact net globalement positif sur l’emploi.
La frontière entre les catégories aidées et non aidées (qualification, salaire, âge ou chiffre d’affaires maximal pour obtenir l’aide, par exemple) donne lieu en outre à des « effets de seuil » : une légère variation des caractéristiques de l’emploi, du salarié ou de l’entreprise fait perdre le bénéfice de l’aide, ce qui incite les entreprises à ne pas franchir ces seuils. Or leur franchissement est parfois souhaitable : il est préférable que les salariés améliorent leur qualification et que la taille des entreprises croisse ou que celles-ci montent en gamme.
Les effets de substitution et de seuil ne peuvent être évités qu’en généralisant les aides, mais au prix d’un coût budgétaire plus élevé et d’un moindre ciblage. Or ce ciblage est justifié s’il est prouvé que ces catégories d’emplois ou de personnes sont indûment pénalisés par le fonctionnement des marchés du travail ou des biens et services.
Les effets de seuil peuvent être évités en prévoyant une sortie progressive du dispositif, comme pour les allègements de cotisations sociales sur les bas salaires. Au lieu d’avoir une hausse du coût du travail lors du franchissement du seuil, les entreprises sont alors confrontées à une telle hausse sur un large éventail de salaires.
3) Les effets de décalage dans le temps
Si les aides à l’emploi sont limitées dans le temps, elles peuvent se traduire seulement par de simples décalages temporels des recrutements sans rien changer sur le long terme. Leur intérêt est très faible si l’activité économique est proche de son potentiel.
L’intérêt d’aides limitées dans le temps est en revanche important dans les périodes de fort ralentissement économique, a fortiori pendant les récessions. En effet, si la durée de chômage est trop longue, l’employabilité des demandeurs d’emploi diminue et le chômage peut devenir structurel, donc plus difficile à réduire. Des aides temporaires sont alors justifiées.
C) Seules des analyses statistiques peuvent montrer que les aides ont un impact globalement positif
S’il est impossible en pratique de déterminer le nombre d’emplois créés ou maintenus dans une entreprise particulière grâce à des aides publiques, il est en revanche possible d’en évaluer les effets sur un grand nombre d’entreprises par des méthodes statistiques. Le principal intérêt de l’évaluation des politiques publiques est en effet d’estimer le contrefactuel, mais les méthodes d’estimation doivent être appliquées à un grand nombre d’observations pour que le résultat soit suffisamment précis pour en tirer une conclusion. Bien souvent cette conclusion est seulement que l’aide a eu des effets significativement non nuls sur l’emploi, sans aller jusqu’à les quantifier.
Il est ainsi parfois possible d’observer l’évolution des effectifs dans deux groupes différents d’entreprises dont l’un bénéficie de l’aide et pas l’autre (le « groupe de contrôle »). Si les effectifs avant aides sont A1 pour le groupe des bénéficiaires et A2 pour le groupe de contrôle et si ces effectifs deviennent B1 et B2 après l’attribution des aides au groupe de bénéficiaires, l’écart entre (B1 – B2) d’une part et (A1 – A2) d’autre part peut être interprété comme l’impact des aides. Cette interprétation n’est toutefois valable que si les autres caractéristiques de ces deux groupes et d’autres facteurs que les aides ne peuvent pas expliquer cet écart entre les deux différences successives. Cette méthode d’évaluation est dite « en double différence ».
Si la politique évaluée comporte des seuils ou des limites, par exemple si les aides sont réservées aux personnes qui ont un salaire inférieur à un plafond ou aux entreprises situées dans une zone géographique particulière, il est possible de comparer les valeurs de la « variable d’intérêt », ici les emplois, pour un groupe de bénéficiaires et un groupe de contrôle choisis pour que leurs membres soient très proches de ce seuil de salaires ou de la limite de cette zone. Il est en effet alors vraisemblable qu’ils ont des caractéristiques très voisines et sont soumis aux mêmes facteurs extérieurs.
Une autre solution consiste à estimer d’abord l’impact des facteurs extérieurs sur l’évolution des effectifs des entreprises – par exemple, l’impact de la situation économique, du coût du travail, des taux de marge - en recourant à l’économétrie sur un panel d’entreprises pour lesquelles ces informations sont connues. L’économétrie permet en effet d’estimer l’impact propre de plusieurs facteurs sur une variable d’intérêt à laquelle ils sont corrélés. Ensuite, la différence entre l’emploi dans les entreprises bénéficiaires des aides qui résulte de ces seuls facteurs extérieurs et celui qui est effectivement observé peut s’interpréter comme une mesure de l’impact des aides.
S’il n’existe que des données agrégées sur les valeurs de la variable d’intérêt et des variables explicatives - par exemple si on ne connait que l’emploi total dans le secteur considéré en France, la croissance du PIB et l’évolution du salaire moyen - et si la politique considérée présente une discontinuité temporelle - par exemple parce que les aides ont été mises en place ou renforcées à une certaine date - il est également possible d’évaluer son impact par des méthodes économétriques. Elles consistent à estimer simultanément l’impact spécifique, sur la variable d’intérêt, de chacun des facteurs extérieurs et d’un nouveau facteur, qui représente la nouvelle politique, apparaissant à la date de création ou de renforcement des aides.
Si les données disponibles ne permettent pas d’appliquer les méthodes précédentes, il reste possible d’utiliser les résultats de l’évaluation de dispositifs semblables mis en œuvre dans d’autres contextes, s’ils ne sont pas trop différents, par exemple dans un autre pays.
Enfin, il est également possible d’estimer l’impact du coût du travail sur l’emploi, sans aides, par une analyse économétrique d’un panel d’entreprises ou de données macroéconomiques agrégées. S’il en ressort qu’une hausse du coût du travail de 1 % entraîne une diminution de l’emploi de 0,5 %, il peut en être déduit qu’une aide à l’emploi réduisant ce coût de 5 % contribue à augmenter les effectifs concernés de 2,5 %.
Une fois que l’impact des aides sur les emplois dans la branche bénéficiaire a été estimé, il est possible d’utiliser un modèle de l’ensemble de l’économie pour mesurer les effets de bouclage macroéconomique : les salaires reçus par les ménages leur permettent de consommer plus, ce qui conduit à une augmentation de la production dans toutes les branches…
Les méthodes précédentes peuvent toutes être appliquées a posteriori (ex post) pour évaluer les aides aux entreprises. S’agissant de leur évaluation préalable (ex ante), on peut seulement estimer la baisse du coût du travail, ou la baisse des prix, qui résulte des aides et lui appliquer une élasticité de l’emploi au coût du travail, ou de la demande au prix. Ces élasticités peuvent avoir elles-mêmes été estimées sur données macroéconomiques ou sur des échantillons d’entreprises dans le passé ou dans d’autres pays.
L’évaluation des politiques publiques sur la base de telles méthodes reste insuffisamment développée en France et les conclusions des évaluations disponibles sont loin d’être toujours reprises à leur compte par les décideurs.
S’agissant des allègements de cotisations sociales sur les bas salaires, la fiche relative à ce dispositif présente les évaluations disponibles. Il en résulte qu’il a certainement contribué à créer ou sauver de nombreux emplois.
Les médias suivants ont mentionné cette note :
Le Nouvel Economiste